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Forum Instincts Solidaires: Verbatim

«Les personnes sans-abri ne sont pas invisibles»

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Passé par les grandes entreprises de la high-tech, Jean-Marc Potdevin a tout plaqué pour servir les plus démunis. Depuis quatre ans, le cinquantenaire développe Entourage, un réseau social qui permet de créer du lien entre les personnes sans-abri et les habitants d’un quartier.
Un SDF à Paris, le 18 mai 2012. (AFP)
publié le 10 décembre 2019 à 14h32

«Les personnes sans-abri ne sont pas invisibles. Il suffit de marcher dix minutes dans Paris pour en croiser cinq, huit, dix… Même s’ils les voient, la plupart des gens ne savent pas comment se comporter face à eux. Ils baissent le regard, pressent le pas, sont mal à l’aise… C’était mon cas aussi. Il y a cinq ans, j’étais directeur d’une start-up dans la Tech à Paris. Un jour, je me suis arrêté pour échanger avec les personnes sans domicile que je croisais en me rendant au travail. Je pensais naïvement qu’il suffisait d’un sandwich ou d’un peu de monnaie pour les aider. J’ai compris que leur isolement les plongeait dans une vraie détresse. L’un d’entre eux m’a dit qu’il avait l’impression d’être une poubelle abandonnée sur le bord de la route. Un autre qu’il considérait qu’un bonjour valait pour lui cent sandwichs.

J’ai quitté mon travail et j’ai lancé Entourage. Une application mobile qui fonctionne comme un réseau social pour permettre à ceux qui n’ont pas de logement de sortir de leur isolement, en misant sur la rencontre à l’échelle du quartier. Ils peuvent demander des services aux riverains, comme prendre une douche, relire un CV, ou juste discuter. De leur côté, les riverains peuvent proposer leur soutien ou même organiser des évènements, comme l’anniversaire de quelqu’un à la rue. Il n’est pas du tout question de se dire qu’on va aider une personne. Simplement qu’on va la rencontrer. Ce qu’on veut vraiment, c’est lutter contre le sentiment d’abandon des sans-abris. Qu’ils puissent se dire qu’ils ne sont pas seuls. Et encourager les gens à changer de regard sur eux, à oser les rencontrer.

Notre société est très individualiste. On s’intéresse peu aux autres et on côtoie surtout des gens qui nous ressemblent. Cet entre-soi nous appauvrit. Ceux qui vivent dans la rue sont tellement différents. Les rencontrer nous bouscule, nous dépasse, nous enrichit. J’ai personnellement pris conscience de leur incroyable capacité de résilience, de leur aptitude à vivre dans le temps présent alors que nous passions notre temps à ressasser notre passé ou à nous projeter dans le futur.

On a une bénévole, qui partage chaque semaine un thé avec une femme dans une en grande précarité. Elles sont devenues amies. Vous savez ce que lui a dit cette femme ? Que ça lui faisait un bien fou d’avoir un numéro à appeler en cas de problème. On a tellement de contacts dans nos téléphones qu’on ne mesure pas à quel point c’est précieux.

Aujourd’hui Entourage compte 70 000 utilisateurs. Chaque jour, une vingtaine d’actions sont organisées. Environ une sur cinq le sont à l’initiative des sans-abris Elles sont surtout à Paris, et dans les Hauts-de-Seine mais aussi à Lyon, à Rennes et à Lille. Mais pour qu’Entourage fonctionne bien, on a besoin de monde. Il faut qu’on puisse continuer à recruter des bénévoles. Je ne sais pas si on aide les gens à sortir de la rue, on n’a pas encore de mesure d’impact. Par contre, on a un comité de la rue, un organisme de gouvernance composé de personnes sans abris. Tous ceux qui en font partie ont aujourd’hui un toit, alors qu’on n’a rien fait pour. On a simplement changé le regard que les gens posaient sur eux et ça leur a permis de retrouver une certaine estime d’eux-mêmes.»