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Forum Rémunérations : Tribune

Riches et classes moyennes : deux mondes qui n'ont pas la même mesure

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Le sociologue Philippe Steiner décrit la structure inégalitaire de nos sociétés, renforcée par les politiques économiques et fiscales. Il participera le 4 mars au Forum Libération sur les inégalités salariales.
Photo d'illustration. (Photo Sergiy Trofimov. Getty Images)
par Philippe Steiner, professeur de sociologie à Sorbonne Université
publié le 17 février 2020 à 12h07

Autour de nous, le monde économique ordinaire, au sein duquel chacun sait, à quelques euros près, ce que gagnent ceux qu'il côtoie (facteurs, instituteurs ou médecins). Ailleurs, le monde économique des virtuosi (le 1%, constitué par les «premiers de cordée»), vis-à-vis duquel les habitants du monde économique ordinaire perdent leurs repères : les enquêtes montrent une impressionnante sous-estimation des revenus d'un PDG, de l'ordre d'un facteur 10 en France, d'un facteur 24 aux Etats-Unis.

Deux mondes qui n'ont pas les mêmes mesures. Quand la température du monde économique ordinaire est scrutée par l'indice des prix à la consommation, celle du monde des virtuosi l'est par l'index du «Cost of Living Extremely Well» (CLEWI), établi par Forbes. Si le premier prend en compte le prix de la plaque de beurre, du litre de vin de table ou de l'heure de travail du plombier, le second retient celui d'un yacht, d'un hélicoptère ou d'une piscine olympique. Depuis 1982, le coût de la vie des 1% les plus riches au niveau mondial progresse deux fois plus vite que celui du monde ordinaire mais deux fois moins vite que les revenus qu'ils perçoivent.

A l’échelle du monde ordinaire, les problèmes économiques et sociaux s’appréhendent en termes de discriminations vécues et ressenties – selon le genre, la couleur de la peau, la religion, la sexualité, etc. – qui déterminent l’accès au logement ou à l’emploi. C’est l’espace des «passions tristes» où se développe la lutte pour la reconnaissance décrite par Axel Honneth. Si, comme le préconise Nancy Fraser, on porte le regard plus loin, l’inégalité économique prend le dessus.

Aux Etats-Unis, où les inégalités sont les plus fortes, les liens entre le 1% et les élites politiques sont désormais très étroits : baisses des taux marginaux de la fiscalité des revenus, du capital et des successions se combinent avec une évasion fiscale portée par les gestionnaires de fortunes privées à grand renfort de paradis fiscaux. L’accroissement des patrimoines des 18 millions de «High Net Worth Individuals» (ceux qui possèdent au moins 1 million de dollars) est considérable, passant de 46 000 à 70 000 milliards de dollars entre 2012 et 2017.

Dans ses travaux concernant la structuration sociale, Thomas Piketty distingue les pauvres (50%), les classes moyennes (40%), les riches (10%) et enfin les très riches (1%), principaux bénéficiaires de la redistribution inversée des richesses depuis 1980. Une évolution qui met à mal les classes moyennes dont l’essor fonde, selon Tocqueville, le développement de la démocratie moderne.

La suprématie de la finance et la politique économique favorisent la reproduction du monde des virtuosi, dont on ne redescend guère et à laquelle il est sinon impossible du moins très rare d'accéder. Au vu de la «courbe de l'éléphant» de Branko Milanovic, qui montre le déclin de la classe moyenne occidentale et l'explosion des revenus des «super-riches» entre 1990 et 2008, on doit s'inquiéter d'une dérive vers des formes de ploutocratie.

Suivez en direct sur notre site internet le débat «Rémunérations, les inégalités mettent-elles en péril notre démocratie ?» mercredi 4 mars de 19h30 à 21h.