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Forum Rémunérations : Tribune

Les inégalités légitiment le repli sur les identités

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Selon la sociologue Dominique Méda, les inégalités engendrent la sécession des élites et des classes populaires qui s'éloignent de l'intérêt général, les uns par l'exil fiscal, les autres par l’abstention aux élections.
Dominique Méda : «Si nous voulons éviter des abstentions records ou des votes en faveur de partis autoritaires, il nous faut redonner aux classes populaires des raisons d’espérer et ramener nos «élites» à des comportements plus conformes à la norme.» (Prostock-Studio/Photo Getty Images)
publié le 24 février 2020 à 12h11

Tribune. Selon l'Insee, l'indice de Gini, qui mesure les inégalités, aurait connu en 2018 sa plus forte progression depuis 2010. Cette situation s'expliquerait par la hausse de 60% des dividendes perçus par les ménages (les plus aisés) après la mise en place du prélèvement forfaitaire unique abaissant la fiscalité de certains revenus du patrimoine. L'Observatoire des inégalités souligne quant à lui que les 10% les plus fortunés détiennent près de la moitié du patrimoine et que l'augmentation des inégalités de salaire depuis 2008 s'explique en partie par l'explosion du temps partiel et des contrats cours.

Le caractère cumulatif et auto-entretenu des différentes formes d’inégalités (relégation spatiale, discrimination à l’égard des populations immigrées et faibles niveaux de revenus et de diplôme) est désormais démontré pour le cas français. Cette situation entraîne un double processus de sécession : sécession des plus aisés qui, enfermés dans leur surtravail, leurs quartiers protégés, leurs assurances, leurs écoles et leurs référentiels internationaux ne connaissent plus et surtout ne peuvent même plus imaginer les conditions de vie de leurs concitoyens (impossible pour eux d’imaginer ce que signifie vivre avec un Smic et, a fortiori, avec un RSA) ; sécession des plus défavorisés qui, du fait des réseaux sociaux notamment, ne peuvent plus complètement ignorer ni les sommes astronomiques obtenues par les «grands patrons» (16 millions en 2016 pour Carlos Ghosn, des rémunérations comprises entre 1,3 et 17 millions d’euros pour les patrons du CAC 40) ni le coût des biens et services consommés par les plus aisés, et en conçoivent un légitime dégoût.

Car personne ne peut croire que le mérite ou les exigences de la compétition internationale justifient de telles différences. Une sécession qui se traduit pour les premiers par de trop fréquents exils fiscaux – qui mettent en évidence leur faible attachement à l’intérêt général – et pour les seconds par une abstention record lors des différentes élections tant ils pensent que leur vote ne peut rien changer. Une telle situation est délétère pour le corps social. Elle institue entre les membres de ce que l’on appelle mal à propos l’élite (qui étymologiquement désigne «ce qu’il y a de meilleur») et les classes populaires une méfiance dramatique qui mine le minimum de cohésion sociale nécessaire à un bon gouvernement et légitime le repli sur des identités et des buts particuliers. On ne voit pas notamment comment les groupes qui se voient dénier l’accès aux produits estampillés comme les plus désirables par la publicité pourraient accepter les profondes modifications des modes de vie exigées par la lutte contre la crise écologique. Si nous voulons éviter des abstentions records ou des votes en faveur de partis xénophobes, nationalistes ou autoritaires, il nous faut d’urgence redonner aux classes populaires des raisons d’espérer et ramener nos «élites» à des comportements plus conformes à la norme.

Dernier ouvrage paru : Une autre voie est possible, en coll. Eric Heyer, Pascal Lokiec, Flammarion

Pour aller plus loin, participez au débat «Rémunérations, les inégalités mettent-elles en péril notre démocratie ?», organisé au siège de la rédaction de Libération mercredi 4 mars de 19h30 à 21 heures.