Tribune. En France, la devise républicaine affirme trois valeurs : liberté, égalité, fraternité. L'accroissement des inégalités économiques peut-il constituer une rupture de contrat susceptible de menacer l'ensemble du triptyque ?
Des ouvrages récents (1) ont pointé deux dangers indirects. Le premier menace la liberté. Lorsque les inégalités deviennent trop importantes, des intérêts privés peuvent avoir les moyens de «capturer» la puissance publique. Oligarchie et corruption menacent alors les libertés qui n’existent que lorsqu’elles sont protégées par le droit. Le second concerne la fraternité. Lorsque les inégalités deviennent si importantes qu’elles conduisent au séparatisme social, spatial et scolaire, les sentiments d’altruisme et de solidarité s’estompent.
Mais les inégalités peuvent aussi menacer directement la démocratie tout simplement à cause du mécontentement des citoyens qui en souffrent. L’économie du bonheur a montré que plusieurs éléments intervenaient dans la perception subjective des revenus : le niveau, l’écart et la dynamique, c’est-à-dire non seulement mon propre niveau de vie, mais aussi celui d’autrui auquel je me compare, ainsi que mes propres perspectives de progression (2).
Or, si les inégalités rendent les gens malheureux, c’est aussi qu’ils n’ont de cesse de les poursuivre, de tenter de s’élever au-dessus des autres, de rivaliser entre eux, et que leur réussite se mesure aussi bien à l’aune de leur propre réalisation qu’à l’écart avec celle des autres. Dans ces conditions, si l’on admet qu’il est illusoire de supprimer l’aiguillon de la rivalité, il est important de remédier à ce qu’il produit de destructeur.
Remarquons qu’à cet égard, en France, même si les inégalités de revenu ont suivi le mouvement général de hausse désormais bien documenté, elles ont été grandement atténuées par le système des impôts et des transferts sociaux. La France est également connue pour sa «compression salariale» due en grande partie au niveau élevé du smic.
Mais pour compenser les effets de l’irrépressible tendance à la différenciation, le plus important est sans doute de garantir le fond commun qui permet de faire société. Durant la période de croissance de l’après-guerre, les inégalités de bonheur entre les Français se sont amenuisées au cours du temps (3). Cette égalité dans le bien-être était due à la part croissante occupée dans la consommation par les biens publics : santé, éducation, sécurité, etc. Ce fond commun de biens premiers est un remède aux maux causés par les inévitables inégalités. Il importe de le préserver.
(1) Capital et idéologie, Thomas Piketty, éd. du Seuil, 2019.
The Triumph of Injustice, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman. éd. W.W. Norton, 2019.
(2) L'Economie du bonheur, Claudia Senik, éd. Seuil, La République des idées. 2014.
(3) «Economic Growth Evens-Out Happiness: Evidence from Six Surveys», A. Clark, S. Flèche et C. Senik, Review of Income and Wealth, 2016, 62(3), 405-420
Pour aller plus loin, participez au débat «Rémunérations, les inégalités mettent-elles en péril notre démocratie ?», organisé au siège de la rédaction de Libération mercredi 4 mars de 19h30 à 21 heures.