Pour l'instant, ça ne ressemble à rien. Juste un immense terrain plat en friche, envahi par les mauvaises herbes, et parsemé ici et là de petits champs de maïs. «Il faut pouvoir s'imaginer à quoi ça ressemblera dans deux ans. Puis dans cinq, dix et même vingt ans ! C'est un projet de longue haleine», s'amuse Hubert Ruzibiza, à une quinzaine de kilomètres du site. Son bureau se trouve au centre-ville de Kigali, capitale du Rwanda. À proximité du dôme futuriste du Convention Centre, devenu l'emblème d'une ville en pleine métamorphose.
Hubert, qui a longtemps vécu en France et aux Etats-Unis, est aujourd’hui à la tête du Fonerwa, le Fond pour l’environnement et les ressources naturelles, crée en 2013 pour investir dans les projets verts, estampillés développement durable. Il chapeaute également ce projet a priori insensé : créer, sur une surface vierge de 620 hectares, un quartier 100 % écolo. Un modèle de cité verte, initiée depuis trois ans déjà, dont les travaux devraient démarrer fin 2021.
Relativement épargné par le coronavirus, grâce notamment à des mesures de confinement très strict, adoptées dès l'apparition des premiers cas de contamination, le Rwanda n'a pas remis en cause ce projet qui prend même une importance singulière dans le fameux «monde d'après». «Nous n'avons même pas eu à retarder le calendrier des travaux de toute façon prévus pour la fin de l'année prochaine», souligne Hubert Ruzibiza.
A terme, 30 000 logements y seront construits. Tous avec des matériaux locaux, tous alimentés à l’énergie solaire et au biogaz. Des habitations dont les moindres aspects, depuis le recyclage des eaux usées jusqu’à l’exposition comme la ventilation, seront orientés vers le développement durable.
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Le futur quartier vert, parsemé de parcs, n'admettra que les vélos et les véhicules électriques. Mais il abritera également des commerces, hôtels et restaurants, sans oublier écoles ou dispensaires de santé. Evitant ainsi aux futurs résidents d'avoir à se déplacer pour les besoins les plus immédiats dans une ville déjà fréquemment embouteillée. Des activités, qui permettront en outre «de générer 15 000 emplois», ajoute Hubert Ruzibiza.
Dans les médias comme sur les réseaux sociaux, ce rêve éveillé a déjà été rebaptisé «Wakanda». En référence au petit royaume africain de fiction qui sert notamment de décor au film américain «Black Panther». Quand on l’évoque, Hubert Ruzibiza fait la moue: « Je vois bien la connotation futuriste. Mais c’est caricatural. Notre projet vise plutôt à lier développement économique et développement durable. A répondre à l’explosion démographique, tout en imposant un modèle d’urbanisation verte », explique-t-il. Le Rwanda, petit pays enclavé de l’Afrique des Grands Lacs, à peine plus grand que la Bretagne, a connu des heures tragiques. Dans les mémoires, il reste encore associé au génocide contre la minorité tutsie en 1994. Traverser Kigali durant cette période sanglante, c’était comme parcourir un cimetière à ciel ouvert: des corps, parfois atrocement mutilés, jonchaient le bas-côté des routes dans un silence pesant. Un quart de siècle plus tard, qui aurait pu se douter que cette nation traumatisée se relèverait de ses cendres? Et même se hisserait à la pointe du développement durable en Afrique? En dépit des immenses défis qui persistent.
Retours des exilés
Car malgré l’hécatombe de 1994, le Rwanda reste un pays soumis à une forte pression démographique. Notamment en raison du retour, après la fin du génocide, des diasporas exilées hors du pays depuis l’indépendance suite aux pogroms récurrents contre la minorité tutsie. Résultat: avec plus de 510 habitants au km², le Rwanda reste aujourd’hui encore l’un des pays les plus densément peuplés d’Afrique. Kigali la capitale, qui ne comptait que 6 000 habitants en 1962, au moment de l’indépendance, en abrite désormais 1,5 million. Surtout, le Rwanda demeure un pays pauvre, même si le taux de personnes vivant sous le seuil de pauvreté est passé de 60 % à 38 % entre 2001 et 2017. Comment, dans ce contexte, concilier les urgences sociales immédiates, et celles à plus long terme du développement durable? « C’est justement l’originalité de ce qui se joue au Rwanda », constate Katharina Weber, une jeune architecte allemande du cabinet suédois Sweco, engagé pour plancher sur le projet de la cité verte à Kigali. « On croit souvent que le développement durable coûte cher. Or ici, dès le départ, non seulement l’habitat social a été intégré au projet de la cité verte, mais on a même mis en place un système qui permet notamment de faire financer les 10 % de logements subventionnés pour les plus pauvres par les 10 % vendus aux plus aisés. Entre les deux, il y aura toute une gamme d’habitations destinées aux catégories intermédiaires », explique-t-elle. Au Rwanda, l’exercice est rendu plus facile grâce à l’existence de l’« ubudehe »: un système de classification de la population en quatre catégories selon les revenus, initié à partir de 2001. Il permet notamment d’identifier les plus vulnérables, ceux qui ont droit à un accès prioritaire au logement social.
« Reste qu’intégrer les catégories les plus pauvres n’a aucun sens si on ne leur laisse pas leurs moyens de subsistance. Il a donc fallu aussi imaginer des espaces, destinés par exemple à des jardins potagers, pour ceux qui avaient l’habitude d’en vivre. De la même façon que seront créés des lieux pour les enfants, afin de faciliter l’autonomie des mères de famille. C’est toute une approche holistique qui a été mise en œuvre à l’issue d’innombrables consultations », renchérit avec enthousiasme Mark Warren qui dirige la petite équipe de Sweco à Kigali. Le projet devrait bénéficier de 35 millions d’euros apportés par la coopération allemande et espère attirer d’autres financements. Il n’est pourtant pas le seul à contribuer à la métamorphose écologique de la ville.
Le visiteur qui débarque aujourd’hui dans la capitale rwandaise aura du mal à s’imaginer le drame qui s’est déroulé ici en 1994. Nouveaux immeubles et quartiers récents ont modifié jusqu’à la topographie de la ville. Mais c’est bien l’attention particulière accordée à la protection de l’environnement qui en fait déjà une capitale à part en Afrique. Ici, oubliez les sacs en plastique: ils sont prohibés et vous seront confisqués dès l’aéroport. Bientôt, ce sont tous les emballages en plastique qui seront même appelés à disparaître, les entreprises concernées ayant deux ans pour trouver une solution de rechange. Sur les grands axes, des cohortes de balayeurs et jardiniers s’emploient chaque jour à nettoyer les trottoirs, tailler les arbres ou planter des fleurs. Certains ne manqueront pas de railler ce qu’on nomme parfois la « beautyfication »(embellissement) excessive de Kigali, plusieurs fois consacrée « ville la plus propre d’Afrique » par l’ONU et devenue l’une des cités les plus prisées sur le continent pour les congrès et réunions internationales. « L’idée, ce n’est pas simplement de faire une jolie ville verte, corrige Prudence Rubingisa, le maire de Kigali. Après le génocide, il a fallu tout reconstruire, réorganiser. La tâche était déjà immense. Et vingt-cinq ans plus tard, on vient à peine de commencer à construire des systèmes de traitement et d’évacuation des eaux usées. Mais l’essentiel à terme, c’est d’avoir une ville où il fait bon vivre, où l’on peut respirer, alors même qu’on a besoin actuellement de 200000 logements supplémentaires pour faire face à la pression démographique », ajoute le maire.
Il y a indéniablement une certaine forme de volontarisme, certains diront même d’autoritarisme, dans cette marche accélérée vers l’urbanisation verte à connotation sociale. « En réalité, nous n’avons pas le choix. Même si nous ne sommes pas les plus grands pollueurs de la planète, nous subissons déjà de plein fouet les conséquences du changement climatique. Avec depuis peu, des sécheresses records et des inondations inédites », constate Hubert Ruzibiza du Fonerwa. Début mai, des précipitations d’une ampleur inhabituelle ont ainsi fait au moins 55 morts au Rwanda. Démanteler les derniers bidonvilles et les habitations sur zones inondables est donc une priorité. Une urgence qui concerne souvent les plus pauvres. Auxquels on impose parfois d’être relogés dans des petits immeubles qui ne correspondent pas à leurs modes de vie. Dans la cité verte aussi, il y aura des logements en appartements. Un choix qui s’impose, mais suppose aussi d’accepter de renoncer aux habitudes et à une certaine forme d’intimité.
Tweet
C’est aussi du sommet du pouvoir qu’est venue l’incitation à se convertir à la mobilité électrique: en août, un simple tweet du président Paul Kagame annonçait que le gouvernement envisageait d’imposer dans tout le pays les motos électriques. Pas de date, pas d’échéance. Mais pour certains, ce fut plus qu’un encouragement. « Ma liste de commandes a aussitôt explosé », se réjouit Josh Whale. Ce Néozélandais à l’allure d’éternel étudiant, bien qu’il fût pendant quatre ans avocat en Chine, a créé une start-up, Ampersand, implantée depuis octobre 2018 au Rwanda et qui assemble et vend des motos électriques. Une vingtaine est déjà en circulation, un chiffre qui devrait monter à 500 cette année. « Non seulement ce type de véhicules fait baisser de 95 % les gaz à effet de serre, mais il réduit la dépendance du pays en importation de pétrole brut et permet aux chauffeurs de décupler leurs revenus. Or rien qu’à Kigali, il y a 30000 motos taxis », rappelle Josh. Comme les promoteurs de la cité verte, il a longtemps peaufiné son modèle économique pour combiner exigences écologiques et contraintes sociales. Les candidats à l’acquisition d’une moto, l’achètent à crédit remboursable pendant 18 mois, alors même que les prototypes en circulation ont été maintes fois modifiés pour amplifier la durée d’autonomie à un moindre coût.
Essor prometteur
Sa petite entreprise est installée dans une friche industrielle qui accueille d’autres start-up. Les usines alentour jugées trop polluantes ont, elles, été sommées de déménager. Et de l’autre côté de la route, un vaste marais devrait être bientôt réhabilité en espace vert. Il n’est pas le seul. « Dans ce pays, la priorité désormais, c’est de tout repenser en vert. C’est devenu un étendard national », souligne Theresa Cook, une grande blonde énergique, venue d’Afrique du Sud, pour participer à la réinvention d’un paysage: celui d’un autre grand marais, tout proche de l’aéroport de Kigali.
Ici aussi, comme sur le terrain de la future cité verte, il faut beaucoup d’imagination pour se représenter ce que deviendra ce marécage de 130 hectares. L’Eco-Park de Nyangungu était censé surgir de terre en août, mais le ralentissement des travaux pendant le confinement et les fortes précipitations en avril et mai ont conduit à reporter l’inauguration en février 2021. D’autant que le projet est très ambitieux. « En réalité, c’est tout un écosystème qui va être créé ici. Nous allons réhabiliter ce marais, pollué par l’agriculture et le rejet des eaux usées. Grâce aux plantes filtrantes que nous avons plantées, et à un nouveau système de canalisation. Nous lui rendront ainsi sa fonction originelle, celle de filtrer et nettoyer les déchets, les métaux lourds », explique Thérèsa. Le futur parc sera entouré d’une barrière naturelle de figuiers et de bambous, 22000 arbres seront plantés. « Il y aura des pistes cyclables, des aires de repos, deux lacs artificiels déjà aménagés, un restaurant sur pilotis, un jardin abritant 60 espèces de plantes médicinales indigènes… », énumère encore cette énergique Sud-africaine, en arpentant le marais, à grands pas, chaussée de bottes en plastique.
Pataugeant dans la boue à ses côtés, Jules Djangwani, le coordinateur du projet, partage l’enthousiasme de sa collègue. « C’est la première réhabilitation de cette ampleur pour un marais situé en zone urbaine », confie ce quadragénaire discret qui travaille pour Rema, l’agence pour l’environnement du Rwanda. Créée en 2005, cette institution publique incarne, comme le Fonerwa, la priorité accordée désormais au développement durable. « Notre objectif, c’est de protéger l’environnement tout en apprenant à mieux gérer nos ressources naturelles. A Kigali, on imagine une cité verte? Mais déjà depuis 2011, nous avons commencé la création de villages verts dans les campagnes. L’objectif désormais, c’est d’en avoir dans chaque district du pays », explique Faustin Munyazikwiye, le directeur adjoint de Rema.
« Si tu négliges la nature, tu détruis ton pays. Et si le Rwanda n’avait pas imposé la défense de l’environnement comme une priorité, alors il aurait été condamné à une lente agonie. Regardez ce qui se passe dans les pays voisins où des régions entières, hier encore si fertiles, s’assèchent et dépérissent », constate de son côté Thérèsa. Soudain, elle s’interrompt en observant des aigles perchés au sommet des branches: « Ils avaient disparu! Les voilà qui reviennent. Et c’est aussi le retour de la vie. » Ici, la nature n’a pas attendu la pandémie pour reprendre ses droits en ville.