Si l’environnement est de mieux en mieux pris en compte dans le secteur financier, c’est surtout à travers les risques auxquels les entreprises sont soumises ; risque de réputation dans le cas de catastrophe écologique, risque réglementaire lorsque les normes font évoluer le marché, risque financier si les gouvernements se décident à mettre en place un prix du carbone.
Ces dernières années, ceci a conduit les acteurs financiers à réfléchir sérieusement à la question du climat. De nombreuses banques ont décidé de ne plus financer les entreprises du secteur du charbon, les investisseurs mesurant la «contribution à la hausse de température» de leurs portefeuilles. Une norme internationale a été développée pour la communication des entreprises et du secteur financier en la matière. La finance durable a pris le sujet à bras-le-corps et, bien que le chemin qui reste à faire soit encore bien plus long que ce qui a été parcouru, la question du climat n’est plus étrangère à la finance.
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Peut-on en dire autant de la déforestation, de la dégradation des sols, de l’impact des plastiques sur les écosystèmes marins, de la perte massive de biodiversité ? Certainement pas. La finance se préoccupe peu aujourd’hui de ces problèmes. L’impact des investissements sur la nature n’est pas mesuré. Les banques ne questionnent pas les entreprises sur ces enjeux. L’innovation financière ne s’est pas intéressée à la biodiversité et la nature de façon significative.
Pourtant, comme c’est le cas pour le climat, la mobilisation du secteur financier est indispensable, autant pour réduire les atteintes à la nature que pour orienter le capital vers les solutions qui permettent de la préserver.
La finance peut-elle se mettre au service du vivant ? J’en suis profondément convaincu, comme elle doit se mettre plus généralement au service de l’intérêt de tous. La crise financière de 2008 nous a montré qu’une finance déconnectée de l’économie réelle constituait un risque majeur pour la stabilité financière. La crise sanitaire nous montre aujourd’hui que les entreprises dépendent de la santé publique et que la pression que nous faisons subir à la nature, à l’origine des zoonoses, peut se retourner contre l’économie.
Comment faire ? Pour que la finance prenne naturellement en compte le climat ou la nature, il faudrait une remise en cause profonde du fonctionnement des marchés, et notamment de tout ce qui favorise la priorité à court terme. En attendant que cela devienne à l’ordre du jour, la finance durable nous apporte quelques éléments de réponse. Je les résume en trois objectifs : mesurer, créer des normes, investir dans les solutions fondées sur la nature.
Mesurer
Le climat bénéfice d'une métrique simple, la tonne d'équivalent CO2. Il n'existe pas d'équivalent pour la protection de la nature ou la perte de biodiversité. L'évaluation est imminente, plus complexe, et nécessite d'agréger des données multiples, de la consommation d'eau douce à la surface cultivée, en passant par l'impact des polluants chimiques. Plusieurs méthodologies sont en cours de développement pour synthétiser ces données en un seul indicateur, citons par exemple le Global Biodiversity Score (GBS) de CDC Biodiversité. Reste que la première étape consiste à produire des données de base pour toutes les entreprises. C'est l'objectif que se sont assignées quatre institutions financières françaises, en lançant un appel à candidature pour créer une base de données des impacts des entreprises sur la nature. Une trentaine d'investisseurs, représentant plus de 6 000 milliards d'euros, leur ont emboîté le pas en signant une déclaration en mai 2020.
Créer des normes
Disposer de ces données ne suffira pas si elles restent trop disparates. Il faudra converger vers une norme, comme la communauté financière a réussi à le faire sur le climat et, dans un deuxième temps, rendre cette transparence obligatoire. Lors de la réunion du G7 environnement à Metz, au printemps 2019, une dynamique a été lancée par Brune Poirson et la présidence française, le WWF, AXA et l’OCDE. Il reste à traduire cette volonté en réalité, en donnant mandat à une institution internationale pour construire ce référentiel de normes.
Investir dans les solutions fondées sur la nature : dès aujourd’hui, rien ne nous empêche d’investir dans le capital naturel. Des modèles économiques viables existent dans les domaines de l’agriculture régénératrice et écologique, de la reforestation, de la pêche durable, de la conservation des zones côtières, du recyclage des plastiques en mer. De nouveaux entrepreneurs se mobilisent sur le terrain. Néanmoins, ces projets sont encore perçus comme trop risqués par les investisseurs privés. L’intervention de l’Etat et des banques de développement est donc nécessaire pour dérisquer ces investissements, ainsi que pour incuber les projets à leur démarrage. L’investissement dans le capital naturel en est à ses balbutiements. Il faut accélérer, il faut passer à l’échelle. Cela implique une large coalition d’acteurs publics et privés.
Le Congrès mondial de la nature devait se tenir à Marseille au mois de juin. Il a été reporté à mi-janvier 2021, en raison de la pandémie. Ce sera une occasion unique pour avancer sur cet agenda. Le président de la République a annoncé la tenue d’un One Planet Summit. Faisons-en un moment clé, en lançant une coalition pour une finance au service de la nature, incluant les acteurs financiers publics et privés et les entreprises, avec des objectifs concrets : développer les données, créer des normes, favoriser la chaîne de l’investissement de l’incubation des projets jusqu’au financement massif par le marché.
Et encore…
En attendant le festival Agir pour le vivant qui se tiendra du 24 au 30 août 2020 à Arles (Bouches-du-Rhône), en partenariat avec les éditions Actes Sud, la rédaction de
Libération
propose à ses lecteurs tribunes, interviews et éclairages, ainsi qu’une sélection d’articles sur le thème de la biodiversité issus de nos archives ou de notre rubrique «le Fil vert».
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