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Libérer ou restaurer la nature?

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En cette période de déconfinement où se pose la question de nos nouveaux rapports à la nature, l’homme risque-t-il de faire pire que mieux, s’il s’entiche à vouloir réparer les dégâts qu’il a déjà fait?
Dans le parc naturel de Yellowstone aux Etats-Unis. (AFP)
par Thierry Dutoit, directeur de recherches au CNRS
publié le 21 septembre 2020 à 12h10

En l’absence temporaire de l’Homme au cœur des villes, ce n’est pas parce que certains d’entre nous ont découvert ou redécouvert le chant mélodieux des oiseaux ou encore observé subrepticement quelques chevreuils ou renards qu’il s’agit là du grand retour du Sauvage. Ces quelques éclaireurs ont d’ailleurs eu vite fait de déguerpir dès la reprise des activités humaines. Aujourd’hui, la nature est en effet fortement et durablement altérée sinon détruite par les activités humaines. Entre la surexploitation agricole, l’imperméabilisation des sols et l’urbanisation, ce n’est ainsi pas moins de 75 % de la surface de la Terre qui serait dégradée selon le dernier rapport de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) sur l’érosion des sols. Il se pose alors la question cruciale de savoir si l’Homme doit intervenir ou pas pour effacer cette empreinte à moins qu’elle ne soit déjà définitivement indélébile !

Restaurer, réhabiliter, revégétaliser, réensauvager ?

En matière de restauration écologique des écosystèmes, le vocabulaire employé semble aussi riche que la biodiversité qu’elle est censée ressusciter. La restauration écologique au sens strict consiste ainsi en la réparation intégrale de la nature comprenant toute sa biodiversité, toutes les interactions entre les êtres vivants et leurs habitats mais aussi toutes les propriétés qui en résultent pour un fonctionnement autonome. On ne restaure pas seulement un marais pour les espèces d’oiseaux rares qu’il abrite mais aussi pour ses rôles de régulateur du cycle de l’eau afin de se protéger de futurs épisodes de sécheresse ou d’inondation. Il s’agit alors, ni plus, ni moins, que de restaurer la nature à l’identique comme un paysage figé à jamais dans une carte postale ancienne. A l’inverse, la réhabilitation écologique se contente plus modestement de remettre en marche quelques fonctions comme fixer les sols en montagne ou les berges des rivières pour lutter contre l’érosion, peu importe alors la diversité et le caractère naturel des paysages réhabilités. La végétalisation consiste enfin, comme son nom l’indique, à simplement reverdir les espaces dégradés sans tenir compte de l’origine des espèces plantées, de leurs rôles écologiques potentiels ou même tenter de mimer un paysage d’espace naturel déjà existant.

A l’inverse, le réensauvagement ou la renaturation consisteraient à redonner à la nature la possibilité d’évoluer librement une fois les causes de dégradation supprimées et les grands acteurs tels les herbivores sauvages (bisons d’Europe, tarpans, aurochs, etc.) et leurs super-prédateurs (loup, lynx, ours) réimplantés. Il n’existe cependant en France aucune opération de réensauvagement à l’échelle des milliers d’hectares qui seraient nécessaires pour la réussite de ce type d’opération. Divers grands herbivores ont bien été réimplantés dans des parcs de vision telle la Réserve des Bisons d’Europe de la Margeride en Lozère mais sur des surfaces encore bien trop petites pour permettre un véritable retour au fonctionnement d’une nature «naturelle» sans effet de voisinage avec les activités humaines proches ou abandonnées depuis fort longtemps. Certaines espèces invasives menacent ainsi la biodiversité de l’Antarctique tandis que la composition floristique de certaines forêts et prairies européennes reste encore sous l’influence de pratiques agricoles datant de l’Antiquité voir du Néolithique. Le réensauvagement à l’échelle du continent européen n’est donc pas pour demain !

Refaire, faire avec ou laissez faire la nature ?

Si de nombreux retours d'expériences de restauration écologique ont déjà été décrits dans la littérature scientifique, il aura cependant fallu attendre le début de ce XXIe siècle pour que la puissance des ordinateurs permette d'avoir une vision plus globale de l'efficience de ces opérations grâce à la réalisation de méta analyses statistiques portant sur plusieurs centaines de cas à travers le monde. Quel que soit l'écosystème considéré, les résultats montrent alors que les interventions de restauration ont bien eu des résultats bénéfiques significatifs par rapport au stade dégradé ou altéré de départ. En bref, les opérations mises en place par l'Homme ont très souvent fait mieux que de laisser le site dans l'état où il était. Un certain niveau de réparation est donc bien possible dans l'état des connaissances scientifiques et des moyens techniques et socio-économiques actuels.

Par contre, et de manière significative également, ces opérations ne permettent pas dans leur grande majorité de restaurer l’intégralité de toutes les composantes et fonctions de la nature qui préexistaient avant sa dégradation. On ne peut ainsi «refaire» de la nature à l’identique car le vivant est dynamique et en perpétuelle évolution. Les copies «restaurées» de l’original seront alors toujours imparfaites surtout dans un contexte où les changements globaux ne permettent plus d’envisager une restauration dans des conditions climatiques identiques à celles qui ont conduit à la formation et au maintien de la référence historique choisie. Il en va ainsi de la restauration de la nature comme de celle de notre patrimoine culturel :même si nous avions encore sous la main les artistes de l’époque, il y a peu de chance qu’ils fassent aujourd’hui les mêmes œuvres que celles réalisées de par le passé !

A défaut de réussir une restauration active de l'intégralité de la nature qui préexistait, ne faudrait-il pas alors plutôt la laisser faire ? C'est d'ailleurs bien connu «Chassez le naturel il revient au galop», la nature possède effectivement une résilience globale. Il n'y a ainsi sur terre, aucun lieu définitivement privé de vie même là où l'Homme s'est particulièrement acharné à la détruire volontairement ou involontairement comme dans la zone d'exclusion du site de la centrale accidentée de Tchernobyl par exemple qui est devenue au fil des décennies un véritable sanctuaire de biodiversité.

Le «faire avec» ou «laisser faire» conduit ainsi à l’émergence de «nouvelles natures» dont la composition et la structure ne peuvent être rattachées à des analogues anciens qui nous rassurent comme nos paysages ruraux traditionnels. Bocages, prairies de fauches, terres de parcours, forêts sont ainsi souvent les références choisies en matière de restauration active de la nature en Europe. Les interactions entre espèces au sein des nouveaux écosystèmes sont souvent inédites et il est alors difficile, voire impossible d’en prédire les nouvelles trajectoires dans un monde changeant. Rien ne permet alors d’affirmer qu’ils atteindront avec la maturité, la même richesse et valeur patrimoniale que les références historiques choisies en restauration active. C’est ainsi souvent un principe de précaution qui conduit à intervenir. On accepterait ainsi plus en matière de restauration écologique, une restauration imparfaite d’un tableau ancien que de le transformer en une forme d’art contemporain…

Ne pas restaurer pour la nature, mais par la nature ?

Entre intervenir et laisser faire, il existe cependant une troisième voix qui permettrait de limiter les coûts environnementaux et économiques des interventions de restauration active tout en minimisant les incertitudes liées à la libre expression. Il s’agit alors d’agir grâce à des solutions «fondées sur la nature» qui visent notamment à piloter certaines composantes ou fonctions des écosystèmes. On utilise déjà ainsi certains champignons pour la fixation de radioéléments, des plantes de la famille des légumineuses pour la restauration de la fertilité des sols. Les vers, les fourmis et les termites sont aussi bien connus pour leur capacité à restaurer non seulement les sols mais aussi la végétation via leur action de transport des graines. Les grands herbivores sont aussi indispensables pour restaurer les formations végétales herbacées, les castors pour la diversité des écosystèmes de rivières, etc. La transition écologique devrait ainsi nous permettre à terme de passer du génie civil à une véritable ingénierie écologique, une déclinaison du contrat naturel, cher à Michel Serre.

Et encore…

Dans le sillage du festival Agir pour le vivant qui s’est tenu du 24 au 30 août 2020 à Arles (Bouches-du-Rhône), en partenariat avec les éditions Actes Sud, la rédaction de

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