On sort toujours rincés d’un festival, lorsqu’on a la mission et le rare privilège d’en piloter un.
Lors du Grand Bivouac 2016, lorsqu'il s'était agi de planter des agents de sécurité devant toutes les salles au sortir d'un mois de juillet d'horreur, je me souviens avoir prononcé ces drôles de mots en clôture : «Celle-là, il a fallu la sortir», en évoquant l'édition du festival qui s'était déroulée en mode blockhaus anti-voitures-bélier et hommes en armes aux abords des salles.
Lorsqu’on a la chance de sortir d’un festival produit en 2020…
Lorsqu’on ressent qu’on est passé tout près du pire, passé au travers des gouttes, au propre comme au figuré…
Lorsqu’on a le plaisir d’avoir vu des larmes, des sourires, des mots sincères, touchants, profonds de plusieurs milliers de spectateurs accueillis, tous plus sages, respectueux, responsables et compréhensifs des dispositifs et aménagements mis en œuvre…
Lorsqu’on peut sortir d’une édition se disant qu’on sera là –c’est sûr– l’année prochaine parce que la pérennité structurelle et financière de l’association porteuse a été sauvegardée, certes difficilement mais sauvegardée quand même, au moins pour un temps…
Lorsqu’on a pu maintenir en ébullition et en action ce bouillon de cultures, cette intelligence collective, ce laboratoire, cette ruche de fourmis de bénévoles, collègues, de partenaires, tous encore plus engagés, vivants, compétents, cohérents et responsables que d’habitude…
Lorsqu’on a eu la chance de pouvoir accueillir des réalisateurs, des auteurs, des artistes et j’en passe, pour sortir la tête d’une actualité qui nous éprouve.
Lorsqu’on a pu respirer, s’évader, réfléchir, s’émouvoir au contact d’œuvres diffusées en salles. Ce frottement si particulier aux docus qui fait qu’on ne sort jamais tout à fait pareil que quand on est entré…
Alors, oui, on sort encore plus rincés.
Mais on se fait petit. Très petit. Tout petit.
Et on pleure un peu. Beaucoup.
Parce qu’on est rincés, oui.
Mais surtout, on pense à tous les collègues ici ou ailleurs emportés par une spirale infernale dont nous ne voyons pas le bout, à laquelle l’horreur et l’invraisemblance de l’actualité viennent s‘ajouter.
On pense à Yangji Sherpa au fin fond du Népal dont l’activité à l’arrêt ne permet plus de nourrir sa famille élargie…
On pense à la salle de cinéma du coin qui hier, a fait des «bulles» –des zéros pointés spectateurs en salles dont on se passerait bien…
On pense aux amis des musiques actuelles, aux compagnies et toute l’activité dérivée constitutive de nos modes de production et de diffusion : tourneurs, bookers, prestataires en tous genres…
On pense à tous ceux, théâtres, scènes chorégraphiques, bureaux d’accompagnement, compagnies, artistes – comme nous tous mentalement, physiquement et psychologiquement épuisés par une réadaptation totale au printemps – et en train de se plier en quatre pour réussir à accueillir du public plus tôt en salle, pour éviter le couvre-feu qu’un Français sur trois va subir sans doute pour longtemps…
On pense au «poseur» de banderoles partenaires fraîchement arrivé ce matin récupérer celles de son client et qui te dit que toute son activité est annulée jusqu’en mars a minima…
On pense aux documentaristes du réel et tous les maillons de la chaîne du cinéma documentaire, producteurs, distributeurs, à l’arrêt ou en difficulté pour les tournages présents et à venir…
En fait, on pense à tous…
Et on re-pleure un peu.
Mais cette fois avec les larmes du phœnix que nous partageons avec tous
Tenons, tenez.