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Valère Diochet, le Rhin solide

Passé chez Guy Savoy, Bernard Loiseau et Antoine Westermann, le chef a ouvert il y a dix ans son Pont aux chats, où il imprime sa patte créative et variée, à très bon prix.
Valère Diochet travaille seul dans sa cuisine de 7m2. Sa femme, Véronique, assure le service. (Photos Pascal Bastien)
publié le 2 janvier 2015 à 19h36

La mode est à l’absence de choix. A Paris, où les tendances culinaires sont exacerbées, on ne compte plus les bons mais répétitifs bistrots où un menu unique est élaboré chaque matin par le chef, en fonction du marché. Les nouveaux despotes, souvent jeunes trentenaires, invoquent les principes louables de respect du terroir et de saisonnalité - et tant pis si le client n’aime pas le topinambour à moitié cru ou les huîtres panées. Cette tendance lourde fait couler beaucoup d’encre, mais est loin de représenter tout le territoire français. A Strasbourg, par exemple, Valère Diochet, 50 ans, s’est lancé à son compte sur le tard, après avoir secondé quatorze ans Antoine Westermann au Buerehiesel (alors trois étoiles au guide Michelin). Dans son restaurant le Pont aux chats, ouvert en 2004, il a d’abord proposé un menu unique. Aujourd’hui, il s’adapte à la clientèle en lui laissant le choix d’une large carte à très bon prix. Mais sans renoncer à son idéal de cuisine, où il fait tout lui-même.

Niché dans le quartier de Krutenau, le Pont aux chats est très discret, à peine remarque-t-on la bâtisse alsacienne qui ne laisse rien voir de la salle, cachée derrière un vitrail sombre. A l'intérieur, surprise ! La cuisine est plus haute que large : 7 m2, un mouchoir de poche dans lequel Valère Diochet se démène comme un diable. La salle interpelle aussi : le cadre rustique (briques et poutres apparentes) est déridé par une profusion de couleurs, déployées sur des toiles cirées, la vaisselle chamarrée, des loupiotes murales et même une collection de cochons en plastique. Autant de signifiants qui suggèrent une petite adresse sans prétention, alors que le service assuré par Véronique, la femme de Valère, est plus proche de celui d'une grande maison.

Rigueur. Difficile d'imaginer que Valère Diochet gère seul sa cuisine quand on jette un œil à la carte, longue comme le bras. En dessous des prix défiant toute concurrence est marqué en lettres capitales rouges «fait maison». La carte ne fait pas seulement honneur au porc alsacien. Elle va aussi du côté du Sud-Ouest (boudin basque), en Italie (vitello tonnato, un plat à base de veau avec une sauce au thon) ou en Asie (udon, pâtes japonaises). Dans la plupart des restaurants, une telle diversité serait synonyme de préparations industrielles réchauffées (en France, environ 75% d'entre eux se font livrer des plats surgelés). Chez Diochet, les classiques tiennent leurs promesses (la chair de crabe, adoucie par une mousseline de chou-fleur, acidifiée par la Granny Smith) et les expérimentations sont réjouissantes (la clémentine entière confite avec un palmier à la fleur de sel fait la synthèse des quatre saveurs). Le chef a d'ailleurs raflé cette année le prix Pudlo Alsace du meilleur rapport qualité-prix.

Photos Pascal Bastien

Quels sont donc ses secrets de fabrication ? D'abord - on sent que le Rhin n'est pas loin -, une organisation à la rigueur très germanique. Dans sa cuisine lilliputienne, chaque tiroir renferme des boîtes contenant des condiments ou des accompagnements : des câpres, une vinaigrette ou une sauce au piment d'Espelette, tout ce dont il pourrait avoir besoin pour compléter un plat. Et, dans le frigo, c'est le royaume de la barquette. Valère arrive tous les matins à 8 heures pour préparer, au choix, un minestrone, des boulettes d'agneau, du boudin (ce serait tricher que de l'acheter tout prêt chez le boucher) ou pour faire mijoter sa queue de bœuf… Une fois prêtes, ces denrées sont emballées sous vide, puis servies au client selon la commande, sans perte. Une méthode complexe, qui a l'inconvénient d'ôter un peu de fraîcheur aux assiettes. Le chef l'admet mais, d'après lui, il n'a pas le choix. «Ici, il faut qu'il y en ait pour tout le monde. Les gourmands, ceux qui ne mangent pas de porc, les filles au régime, les végétariens, les intolérants au gluten…»

Combava. Après le déjeuner, Diochet se remet à l'ouvrage, s'attelle jusqu'au dîner aux préparations longues, comme les meringues, qui cuisent pendant quatre heures. «Hier soir, j'ai vendu dix crèmes au citron, il faut que je reconstitue un stock d'ici le déjeuner», s'inquiète-t-il. Ce dessert fait partie de ses best-sellers.

Le chef sait précisément quels plats auront du succès, ce qui ne l'empêche pas de cuisiner les autres, les mal-aimés qu'il porte dans son cœur. Il n'a pas confiance en son encornet frais poêlé à l'huile de gingembre - «les plats avec un supplément de 2 euros ne fonctionnent pas» -, ni en son poulpe au bouillon de combava (agrume d'Indonésie) et brocolis chinois - «les clients se méfient des produits qu'ils ne connaissent pas». Ni même en son bœuf cru au tartare d'algue et à l'anguille fumée - «on me dit que les tranches sont trop épaisses». Mais alors, pourquoi ne pas les faire plus fines ? «Parce que je trouve ça meilleur quand c'est épais. Il faut que cuisiner soit un plaisir. Sinon, je n'ai qu'à ouvrir une pizzeria !» s'agace Valère. Sa femme remarque, sans malice : «Une bonne pizza, c'est un plaisir.» Le chef fronce les sourcils.

Lorsqu'il s'est lancé à son compte, Diochet avait l'ambition d'une étoile au Michelin, ce qui lui aurait assuré, outre un certain prestige, environ 20% de fréquentation supplémentaire. Et le chef avait toutes les chances de son côté. Sa carrière entamée en 1983 l'a mené, entre autres, chez Guy Savoy à Paris, Dominique Le Stanc à Nice et Bernard Loiseau à Saulieu. «Loiseau ne faisait jamais d'essais, c'était un fou, un grand malade», se souvient le Strasbourgeois, qui a repris à son compte la philosophie en roue libre de son maître regretté. Diochet a surtout été marqué par ses quatorze années comme second au Buerehiesel, où il a aidé Antoine Westermann à gagner sa troisième étoile, obtenue en 1994 : «Quand on essayait d'arracher la troisième, c'était le meilleur moment, celui où on prenait le plus de risques.»

«Épurée». Les débuts de Diochet en solitaire ont été prometteurs ; il s'est lancé avec un menu unique pour une soixantaine d'euros. Antoine Westermann se souvient d'une cuisine «qui lui ressemble, très épurée, légère, avec les produits du moment». Le critique Gilles Pudlowski fait de l'ouverture du Pont aux chats «l'événement de l'année 2005» ; le Michelin le nomme «espoir de l'année» en 2006 et 2007, le Gault & Millau lui décerne la mention «grands de demain» en 2006 et puis le Gault & Millau d'or en 2007. «Les premières années, on était toujours complet», affirme Diochet. Et puis la machine s'est enrayée. L'étoile ne vient pas, la fréquentation diminue. Inquiet, le chef revoit ses ambitions à la baisse : en 2012, dans l'espoir de décrocher un «bib gourmand», une distinction du Michelin récompensant un repas soigné à un prix modéré, il laisse tomber le menu gastronomique pour passer à la formule actuelle. Mais le Bibendum reste insensible. Sur les conseils de Guy Savoy, il appelle le Michelin, pour comprendre. «Ils m'ont reproché mes toiles cirées, les prix pas assez élevés et les cuissons un peu irrégulières. Par contre, ils m'ont félicité pour ma cuisine bien rangée», enrage Diochet.

Même en se pliant à la demande du marché, les temps sont durs pour le Strasbourgeois. Pas idéalement situé, entre le campus et le centre-ville, le Pont aux chats accueille surtout une clientèle locale, composée d'universitaires. «Si je ne fais pas au moins vingt couverts par jour, ce n'est pas rentable. Et si les clients ne commandent que des carafes d'eau, je suis mort.» Diochet juge être resté trop longtemps chez Westermann («quatorze ans, on s'encroûte»), rêve du Sud, une région «où on peut s'éclater avec les produits locaux». Il évoque aussi l'Italie, l'abondance des denrées et les aperitivi à 10 euros qui le font rêver. Son ancien maître, Westermann, a d'ailleurs lui aussi quitté l'Alsace. En 2006, il a rendu ses étoiles et s'est s'installé à Paris, pour «sortir de la cuisine des petits détails qui n'apportent rien au goût et se concentrer sur les produits».

L'ancien étoilé s'étonne du parcours du combattant de Valère Diochet : «Je connais ses compétences et son talent. Son restaurant devrait être plein tout le temps, il devrait être heureux.» Justement, on avait posé la question du bonheur à Valère, alors qu'il était en train de préparer ses encornets de bon matin. Il avait répondu, surpris, désignant le tas de mollusques de son couteau pointu : «Mais j'adore ce que je fais. J'adore cuisiner.»

Photos Pascal Bastien

Le Pont aux chats, 42, rue de la Krutenau, Strasbourg (67). Rens. : 03 88 24 08 77. Menu entrée-plat-dessert à 23 €, et entrée-plat ou plat-dessert à 18,50 €.