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Libération
Reportage

Rodolfo Guzmán, le putsch mapuche

Aux fourneaux du restaurant parisien Septime le temps d’un dîner, le chef chilien, connu pour puiser dans la cuisine aborigène, a taquiné la carte de Bertrand Grébaut, élaborant huit plats aussi dépaysants que convaincants.
Le chef chilien a revisité le classique tartare de veau aux huîtres du Septime en tartine avec de la gelée et de la crème de cassis. (Photo Sarah Aubel. Agent Mel)
publié le 17 juillet 2015 à 18h16

Une presse à canard chez Septime, c’est bizarre. L’outil rutilant qui sert à extraire le sang du volatile pour en faire une sauce n’est guère utilisé aujourd’hui qu’à la Tour d’argent ou dans des institutions du même genre. Si la presse chromée trône donc dans l’un des restaurants les plus rafraîchissants de Paris (1), c’est parce que le chef, Bertrand Grébaut, n’est pas là ; ce soir-là, le Chilien Rodolfo Guzmán le remplace.

Cette disparition n'est pas due aux 35 heures, elle est l'œuvre de Gelinaz. Le collectif international de chefs organisait la semaine dernière la première édition de son Shuffle, opération au cours de laquelle 37 cuistots ont échangé leurs établissements le temps d'une soirée (2). Parmi eux, Guzmán et Grébaut (envoyé à Rome) donc, beaucoup d'autres représentants de la cuisine moderne (le Danois René Redzepi, l'Italien Massimo Bottura, le Brésilien Alex Atala…) et quelques figures patriarcales comme Alain Ducasse et Yannick Alléno. Les candidats avaient trois jours pour préparer un dîner de huit plats. Et interdiction de rapporter quoi que ce soit de leur terre d'origine.

A ce jeu, Rodolfo Guzmán était le candidat idéal : tout son travail au Chili repose sur la redécouverte des produits locaux et des techniques de préparation inventées par les Mapuches, les aborigènes chiliens. A Santiago, le chef s’est même lancé dans l’élaboration d’une base de données en collaboration avec des biologistes, des botanistes et des anthropologistes, où il répertorie tout ce qu’il trouve de comestible lors de ses pérégrinations à travers le pays. Etant donné la situation géographique (le Pacifique, les Andes, 4 000 km du nord au sud), les ressources sont immenses. Il a déjà répertorié 52 espèces de champignons et plusieurs centaines de pommes de terre. Il montre fièrement sur son téléphone des photos de fraises blanches, de pommes rose pâle pas plus grandes qu’une bille et de morilles géantes de la taille d’une main.

Gisements. Son approche est en train de révolutionner la cuisine chilienne. Les gisements de minerais assurent au Chili le plus haut PIB par habitant d'Amérique latine, et le pays s'est toujours plus volontiers comparé à l'Europe qu'à ses voisins. D'un point de vue culinaire, cette attitude s'est traduite en un goût prononcé pour les produits importés, de la fast-food industrielle aux mets plus raffinés (mozzarella, foie gras…). L'héritage culinaire des Mapuches a longtemps laissé les Chiliens indifférents. Et les débuts de Rodolfo Guzmán ont été plus que difficiles. De 2006 à 2012, son restaurant Boragó a accumulé les dettes. Le salut est venu du chef espagnol du Mugaritz (où Guzmán avait travaillé), qui a attiré l'attention du classement World's 50 Best Restaurants sur le Boragó ; la presse locale s'est alors soudainement emballée pour son travail. Cette année, le restaurant est 42e au classement et complet jusqu'en octobre.

Septime, dans le XIe arrondissement parisien, est un joli petit restaurant fidèle aux codes de l'époque, avec une déco minimaliste. Dans la cuisine ouverte de la taille d'un mouchoir de poche, l'on tient à cinq ou six, guère plus. On est loin des 100 m2 de laboratoire que Rodolfo Guzmán possède à Santiago. Mais le Chilien fait bonne figure, même après quatorze heures de vol. Lors de la première rencontre avec l'équipe, le lundi, il explique, sourire aux lèvres, ses intentions : «Je veux incarner à la fois le bon Bertrand et le mauvais Bertrand.» Il a demandé au chef de Septime de dresser une liste de ce qu'il préfère cuisiner et de ce qu'il ne ferait jamais, et compte bien s'en inspirer pour élaborer son menu. Afin de rentrer dans la peau de son personnage, il assiste à tous les services de Septime, y mange, file un coup de main en cuisine et s'empare des fourneaux quand ils sont libres, dans le creux de l'après-midi et la nuit.

Hostie noire. La veille du dîner, Rodolfo Guzmán a l'air nerveux. L'hostie noire à l'encre de seiche qu'il avait prévue en amuse-bouche pour taquiner «Bertrand qui n'est pas religieux» ne se fera pas (il n'a pas trouvé le matériel nécessaire) et il reste encore beaucoup de travail. Le Chilien ne veut pas trop s'épancher sur son menu, et la brigade a parfois du mal à comprendre où il veut en venir : «Saisir son intention est difficile, j'ai presque été surpris du résultat en dressant les premières assiettes», racontera un des cuisiniers après le dîner. Le jour J, pas de trace de ces errances, mais un menu très convaincant et passablement dépaysant. Comme promis, les huit plats entrent en résonance avec la cuisine de Grébaut, que l'on pourrait résumer ainsi : une mise en valeur des produits de saison et régionaux, des préparations épurées et végétales, peu de matière grasse, des cuissons courtes. «Ce n'est pas prétentieux», résume avec admiration Guzmán.

Le tartare de veau aux huîtres fait partie des classiques du chef de Septime. Le Chilien l'a transformé en tartine où l'opposition terre-mer est balayée par la gelée et la crème de cassis. Il a aussi adopté le cheminement inverse, en adaptant un plat mapuche normalement chaud qu'il sert froid à Paris : le mélange de dés d'artichauts et de seiche (légèrement sucré, rugueux, élastique) dans un bouillon de coquillages avec des feuilles de basilic au citron (iodé, acide) atteint une forme de perfection. Belle performance aussi que ce chupe qu'il a cuisiné en imaginant (attention, faut suivre) «le point de vue de Bertrand s'il était allé au Chili» : le pain blanc imbibé de lait devient une fine tuile croustillante, avec des champignons et de l'aster maritime, un genre d'épinard de mer. Comment mélange-t-il dans un plat beurre et huile d'olive (un interdit de Bertrand Grébaut) ? Via une glace à base de beurre brûlé («il était complètement fucked up dans la poêle !» s'enthousiasme le Chilien, euphorique en cuisine), un peu sucrée par la présence de petits pois, d'amandes fraîches, de verveine. Avec un trait d'huile d'olive, c'est déroutant mais délicieux.

Sang et chocolat. Dans son mail, Bertrand Grébaut avait écrit : «Mon souvenir de sauce le plus ancien, c'est celui du civet de lièvre à base de sang et d'un peu de chocolat.» Voilà qui explique la presse à canard, qui fut l'objet d'une quête fastidieuse. L'ustensile, qu'on trouve d'occasion en échange de quelques milliers d'euros sur Internet, a finalement été prêté par une grosse société de traiteur. Personne chez Septime ne s'était déjà servi d'un tel instrument, et Rodolfo Guzmán l'a testé pour la première fois le soir du dîner. Son canard à l'orange est un succès. Il mixe, outre le sang, vinaigre et citron (encore une association prohibée par Grébaut). Le mélange de l'amer et de l'acide est habilement souligné par la purée d'orange, où l'on sent autant la pulpe que l'écorce.

Tout le monde sort gagnant du Shuffle. Les clients découvrent des cuisiniers qu’ils n’auraient sans doute jamais eu l’occasion d’approcherpar ailleurs ; le chef a l’opportunité de tester d’autres conditions de travail ; la brigade bénéficie d’un regard neuf sur son fonctionnement et d’idées nouvelles. La présence d’un étranger dérange ses habitudes, perturbe ses réflexes, et c’est sans doute l’intérêt le plus précieux de cette expérience. Dans un monde où la cuisine a tendance à s’uniformiser, où un restaurant moderne comme Septime engendre des dizaines de pâles copies, un changement de perspective fait du bien. Le passage de Rodolfo Guzmán a prouvé que l’antique presse à canard ne doit pas nécessairement être laissée aux musées.

(1) Septime, 80, rue de Charonne, Paris XIe. Tél. : 01 43 67 38 29. (2) Tous les échanges de chefs sont détaillés sur le site www.shuffle.gelinaz.com Leur nom était gardé secret jusqu'au dîner, servi le 9 juillet. Pour participer, on pouvait réserver une place via le site de Gelinaz, moyennant 85 euros.