L'art a quelque chose du Minotaure quand il se cache au fond des souterrains. On s'en approche alors à travers un labyrinthe de galeries chichement éclairées à 14 mètres sous terre. Et, bientôt, après s'être étirées dans la nuit crayeuse et humide, elles aboutissent à une haute cave voûtée occupée par un large bassin. Un pur instant de magie : des chapelets de perles s'égouttent du plafond, imitant des chandeliers ou des toiles d'araignées. On dirait même des bulles de silence réunies en collier. Elles viennent se refléter dans le miroir de l'eau qui les multiplie. L'installation s'appelle Lost Time et est l'œuvre du couple anglo-néerlandais Glithero. Elle a d'abord été présentée il y a quelques années au salon du design de Miami. Puis elle a trouvé sa place dans cette cave, sous les bâtiments de la maison de champagne Perrier-Jouët (du groupe Pernod Ricard), à Epernay.
Coffre-fort. Ce tandem n'est pas le seul artiste contemporain exposé dans le secret silence des caves de cette maison, qui, née en 1811, fut la première à élaborer, en 1854, un champagne «dry» (pour plaire aux Anglais), qui correspond au brut d'aujourd'hui, puis les premières cuvées millésimées en 1858. Il y a le jeune Américain Daniel Arsham qui, lui, a créé des écrins sculpturaux réunissant deux magnums de Belle Epoque 1998, la cuvée prestige de Perrier-Jouët.
C’est une série limitée à 100 exemplaires, créée à partir du concept «le champagne en héritage». Un présent idéal pour une folle histoire d’amour ou pour laisser un souvenir d’exception. Les deux coffrets d’un blanc immaculé s’emboîtent et sont destinés à être légués, l’un à l’acquéreur et le second à l’héritier de son choix, accompagné d’un message qui sera conservé pendant les cent prochaines années. La transaction est dûment enregistrée par un notaire. Libre à l’acquéreur de déterminer la date de transmission à l’héritier sans attendre la fin du siècle. Une fois achetés, les écrins reposent dans un immense coffre-fort au fond des caves, protégé par une grille. La clé est détenue par Hervé Deschamps, le chef de cave de la Maison Perrier-Jouët. C’est lui qui a élaboré ces cuvées uniques. Il est aussi le seul détenteur de la combinaison du coffre. Et c’est lui le garant, depuis trente ans, du style de la maison, où l’esprit contemporain offre des passerelles à la tradition. Signe de l’attachement que Perrier-Jouët porte à la continuité : seuls sept chefs de cave se sont succédé en deux cents ans.
Ils sont peu nombreux, les élus qui peuvent contempler les trésors de cette caverne d’Ali Baba de l’art contemporain, qui n’est pas ouverte au public et que la maison réserve à ses meilleurs clients, pour beaucoup étrangers. A l’heure où les grands champagnes se font une âpre concurrence sur les marchés extérieurs, l’art contemporain est comme une catapulte leur permettant d’exporter très loin leur image.
Le nectar et le flacon. Dans le souterrain, le Minotaure attend aussi celles et ceux qui ont un ego en or massif. Pour 50 000 euros, ils auront une cuvée faite sur mesure et… en toute discrétion. Chacune, unique, comprend 12 bouteilles élaborées à l'issue d'un long entretien entre le client et le chef de cave, lequel va tenter de s'approcher de la personnalité de l'acheteur en décryptant ses rêves, en analysant ce qui l'émeut ou le fait vibrer, pour essayer de l'incarner ensuite dans un blanc de blancs millésimé. L'étiquette porte évidemment le nom de l'acquéreur. Dans un des celliers du souterrain, on peut apercevoir les cuvées de ces grands egos qui ont tenté l'onéreuse aventure : Sophie Marceau, Marianne Faithfull, Victoria Abril…
Le champagne a toujours été associé à l'art. Puisque c'est le vin le plus consommé par les artistes, il est naturel qu'il entretienne avec eux une relation étroite qui dure depuis plus de cent cinquante ans. Pas une exposition qui ne se soit inaugurée sans que sautent les bouchons et circulent les coupes. D'où l'investissement, très tôt, de certaines maisons dans la sphère artistique. Cela leur permet, en s'approchant au fil des générations de toutes les formes possibles d'expression - peinture, sculpture, design, installations, œuvres digitales… -, de creuser leurs différences avec les autres vins et de s'anoblir à l'heure où, démocratisation oblige, un grand champagne peut très bien se trouver sur les rayons sacrilèges des supermarchés, à côté d'un beaujolais nouveau. L'idée est d'amener l'amateur à apprécier à la fois le nectar et le flacon. Sans compter que l'assemblage d'un grand champagne est aujourd'hui regardé comme une création à part entière, le chef de cave se devant d'incarner le style des maisons et même d'être un visionnaire, en imaginant ce que deviendra son vin dans dix ou quinze ans. Ruinart soutient ainsi Art Basel et Art Basel Miami Beach, Taittinger a fait appel à une trentaine d'artistes sur vingt ans pour honorer ses plus belles cuvées, Dom Pérignon a sollicité Jeff Koons, Marc Newson, David Lynch, Karl Lagerfeld… Perrier-Jouët, lui, s'est engagé très tôt du côté de l'art nouveau. «Aujourd'hui encore, toutes nos collaborations tendent à s'insérer dans l'art nouveau contemporain, avec le souci de réenchanter le quotidien dans un contexte industriel sauvage. C'est une vraie rupture avec l'industrialisation, avec le monde de l'informatique, qui se fait en réinjectant du beau dans le banal, en redonnant toute sa place au travail de la main de l'homme», souligne Axelle de Buffevent, directrice de style chez Perrier-Jouët.
Arabesques. Au chef de cave de sélectionner les meilleures récoltes, à la directrice de style de choisir les artistes les plus à même de travailler avec la marque et de les instruire du cahier des charges. L'idée est de «donner tout l'espace à la bouteille», à charge pour l'artiste, précise Axelle de Buffevent, «de la renouveler tout en respectant la place de la nature, qui a toujours été la source d'inspiration et l'ancrage de l'art nouveau, dans l'esprit du verrier Emile Gallé, l'un de ses pionniers». C'est lui le créateur, en 1902, des anémones japonaises blanches en arabesques qui sont la signature de la marque et décorent encore les flacons. La dernière création du plasticien brésilien Vik Muniz s'en est inspirée : sur le flacon transparent du rosé millésimé 2005, il met en scène la rencontre d'un colibri, oiseau familier du Brésil aux couleurs éclatantes, avec les anémones d'Emile Gallé. S'instaure alors sur la bouteille et sans l'intercession de la moindre étiquette un dialogue entre présent et passé. La cuvée, elle, mêle chardonnay, le cépage d'élection de la marque, et pinot noir, qui lui donnent une robe teintée rose saumon.
L'esprit de la marque est aussi dans la maison d'hôtes Belle Epoque que Perrier-Jouët a acquise et qui abrite la plus grande collection d'art nouveau d'Europe. Du salon aux chambres à coucher en passant par le cabinet de toilette, du lit en poirier sculpté au bureau de dame en palissandre et acajou, les folies, fantaisies et excentricités de ce style sont représentées par plus de 200 œuvres originales signées Emile Gallé, mais aussi Lalique, Guimard, Gauthier-Poinsignon ou l'ébéniste Louis Majorelle. Au fond du jardin, une autre installation contemporaine s'impose : l'Arbre de dégustation du designer néerlandais Tord Boontje, une haute sculpture végétale dont les branches fleurissent de coupes à champagne et d'anémones au pied d'un seau à glace. L'esprit art nouveau est présent, mais l'exercice atteint là ses limites. Car l'œuvre se décline aussi en produits dérivés - avec des arbres miniatures faisant office de services à champagne vendus dans les épiceries fines. On n'ira pas jusqu'à évoquer l'asservissement de l'artiste à une marque. Quoique. En tout cas, il y a une belle confusion des genres. Et se pose au minimum la question de la dégénérescence de l'œuvre d'art et de la liberté du créateur.