Photo animée Emmanuel Pierrot
C’est un merle qui chante au bout de la nuit noire. Quelques notes mélodieuses à l’orée du jour, entre de grosses gouttes de pluie qui s’écrasent sur le toit, produisant un bruit sourd et monotone. Allez savoir pourquoi, on l’aime bien notre merle de l’aube, compagnon de nos insomnies. Depuis des lustres, il nous accompagne dans les petits matins incertains et variés comme une macédoine de cantine, quand le sommeil s’en est allé ou qu’on tente conclure une java. Le passereau chanteur a toujours été là pour nous, sur les faîtières des villes comme dans les frondaisons des forêts, les bocages des campagnes. Sa fréquentation matinale assidue, son ubiquité nous ont inspiré mille vies à son sujet. On se dit qu’avant d’être oiseau, il a peut-être été, dans d’autres mondes, contrôleur de gestion, ouvrier tourneur, pilote de chasse ou caissière de supermarché. La faute à sa constance, si on lui attribue ainsi une flopée de destins, entre chien et loup, c’est même devenu un jeu avec nos semblables de délirer ainsi sur les existences antérieures de notre merle. On lui fabrique des mektoubs insensés entre les trois premières rafales de café qui annoncent le jour.
L'autre matin, c'est le Grand qu'on entraîne dans notre délire. Il a fait nuit blanche en chassant la souris entre Jaurès et République avec quelques quilles pour munitions. C'est le genre de gonze qu'a besoin de bavasser quand il a fait le plein de râteaux à 6 heures du mat. Comme pour lui, les SMS s'arrêtent avec le couvre-feu, il s'annonce en fanfare en frappant les trois coups sur la lourde. «Tu dormais ?» qu'il miaule alors qu'on abaisse le pont-levis ; «Oublie-nous, tu as éteint tous les réverbères sur le canal de l'Ourcq ?» qu'on grogne. «Je t'ai apporté les croissants», qu'il tente le fourbe en brandissant un sac en papier gras et chiffonné.
Le rituel est réglé comme du papier à musique. Il se vautre sur le canapé tel un vieux chien tandis qu'on fait couler le jus de caserne. «Il fait froid chez toi», qu'il frissonne devant la fenêtre grande ouverte. On lui dirait bien d'aller se faire foutre mais, depuis le temps qu'il nous emmerde ainsi, on se contente de ronchonner intérieurement. Le Grand allume un premier clou de cercueil, le museau dans son broc de café, puis, mâchonne machinalement une pointe de croissant. Nous, on écoute notre merle qui fait de la résistance au bourdonnement des premières balayeuses. «T'aurais dû venir, y avait du beau linge, hier soir sur le boulevard, on a bu pas mal de copains, qu'il radote en boucle le Grand. Tu nous écoutes pas ?» Silence. «T'es encore en train de faire causette avec ton merle ?» qu'il rigole. Lui au moins, il s'annonce joliment à l'aube, qu'on pense, c'est pas un chien dans un jeu de quilles. «Alors, c'est la réincarnation de qui ton zozio ce matin ?» qu'il nous défie. Va savoir qu'on songe alors qu'une grosse rafale de vent frais et humide gonfle les rideaux. «Esprit, es tu là ?» se marre le Grand. «Toi dans une autre vie, tu devais déjà être biturin», qu'on lui rétorque.
Nuits blanches
Le merle a changé de place dans l'obscurité, il reprend son chant de plus belle. Ce matin, il a l'ironie du Vieux quand il nous tendait une embuscade derrière la porte d'entrée à l'époque où l'on étrennait nos premières nuits blanches. On avait beau rentrer à pas de loups, il était là au milieu du couloir avec un bout de craie. On s'arrêtait interdit tandis qu'il traçait un trait blanc sur le plancher vernis. Il se relevait en croisant les bras : «Marche voir sur le trait que je vois ton état» qu'il ordonnait. On tentait alors une chorégraphie incertaine en suivant la trace de la craie pour se retrouver sous le nez du Vieux qui ronflait : «Bière, pastis ?» On avait intérêt à répondre si on ne voulait pas se retrouver aux galères. «Blanc limé et Picon bière», qu'on soufflait penaud. «Je t'avais dit minuit et pas de mélange» qu'il enflait l'ancien avant de renifler notre main droite. «En plus, t'as fumé comme une draisine.» Puis la sentence tombait comme une fatwa : «Va te décrasser. On va au marché et puis on se mettra aux fourneaux.»
«Alors, c'est quoi ton merle, ce matin ?», qu'il baille le Grand. «Un merle, rien qu'un merle, un brin moqueur.» «Je te crois pas», murmure le noceur, plombé par le sommeil. Le voilà qui ronfle comme une Panhard. Nous, on a déjà le cabas en main pour aller zoner au marché, de l'autre côté du périph, et en rapporter de quoi mijoter un joli plat d'hiver. Comme ce tajine d'agneau aux poires caramélisées, emprunté à l'indispensable, goûteuse et raffinée Cuisine marocaine, de mère en fille, de Touria Agourram (1).
Pour 6 à 8 personnes, il vous faut 1,5 kg d’épaule d’agneau ou de gigot ; 1,5 kg de poires bien fermes ; deux oignons ; un bouquet de coriandre ficelé ; 1 cuillère à café de gingembre ; une pincée de pistils de safran pilés ; une demi-cuillère de poivre ; un petit bâton de cannelle ; deux à trois cuillères à soupe de miel ; deux cuillères à soupe d’eau de fleur d’oranger ; quatre cuillères à soupe d’huile d’olive, du sel (très peu) et une bonne poignée de graines de sésame grillées à la poêle ou au four pour le décor. Faites revenir les morceaux de viande lavés et égouttés dans une marmite à fond épais, avec le gingembre, le safran, le poivre et les oignons râpés pendant cinq à six minutes à feu modéré pour bien imprégner la viande du mélange. Ajoutez la coriandre ficelée et le bâton de cannelle. Couvrez d’eau à moitié et portez à ébullition. Puis ajoutez l’huile et le sel et laissez cuire à couvert à feu moyen. Pendant ce temps, lavez les poires, coupez-les en deux, épépinez-les et réservez-les. Lorsque la viande est cuite, retirez-la et réservez-la. Retirez le bâton de cannelle et le bouquet de coriandre. Ajoutez les poires. Surveillez la cuisson et, au bout de dix minutes, ajoutez le miel. Laissez mijoter en arrosant les poires de temps en temps avec leur sauce. Ajoutez l’eau de fleur d’oranger et laissez encore mijoter jusqu’à ce que la sauce soit bien mielleuse et caramélisée. Retirez du feu et servez dans un plat rond de préférence, en disposant d’abord la viande puis, par-dessus, les poires et parsemez de graines de sésame grillées.
(1) La cuisine marocaine, de mère en fille, de Touria Agourram (ed. Albin Michel, 2014, 15 euros)