Photo animée Emmanuel Pierrot.
C'est un après-midi de grêle sur Liège, en Wallonie. On franchit une passerelle sur les eaux brunes de la Meuse pour atteindre Outremeuse, le quartier où Georges Simenon vécut les premières années de sa vie. Là-bas, au bout du boulevard de la Constitution, il y a l'église Saint-Pholien, taillée dans le grès des bords de l'Ourthe, rendue célèbre par l'écrivain qui en fit référence dans plusieurs de ses livres, dont le Pendu de Saint-Pholien.
Du Simenon dans le décorum
On bute sur les portes closes de cet édifice néogothique austère et sombre. Il faudra aller chercher ailleurs la trace de l'écrivain aux 193 romans. En se retournant sur la rue du Paquier, on découvre une fenêtre où se détachent trois petites poupées au teint de cire et surtout, de profil, une vieille femme, cheveux blancs permanentés, qui semble causer dans le vide jusqu'à ce qu'on aperçoive son interlocutrice cachée dans l'angle opposé de la fenêtre. On dirait du Simenon dans le décorum. Mais surtout, à droite et à l'angle de la rue, on aperçoit la vitrine verte d'une librairie : «A l'enseigne du commissaire Maigret.» On en pousse la porte avec en tête la sentence de ce fin gourmet qu'était le romancier liégeois : «La bonne cuisine, c'est le souvenir.»
Il y a là une odeur de vieux papiers qui ont beaucoup vécu. On demande au taulier s'il n'a pas un ouvrage sur la cuisine locale, voire plus largement sur les nourritures belges. Il nous répond doucement, mais sans conviction apparente, qu'il n'a rien dans sa thébaïde de bouquins mais, alors qu'on s'apprête à partir, il se baisse sur un rayon pour débusquer un gros pavé avec une couverture verte ornée d'une fourchette Les meilleures recettes de Wallonie recueillies par Zone verte. «Il a dû beaucoup servir», nous dit le bouquiniste en esquissant un sourire. Notre trésor a en effet cette odeur aigrelette et rance des vieilles cocottes en fonte noire où attachent les meilleurs ragoûts de patates.
Roi des popotes
Pour 15 euros, nous voilà donc le roi des popotes, en possession d’un trésor qui nous fait déjà jubiler alors qu’on traverse la rue pour aller le savourer au café Toussaint. Sur la porte, on vous promet de la soupe avec du pain beurré pour 3,20 euros. L’endroit en jette avec ses plafonds en caissons de bois ouvragé, ses carreaux fleuris aux murs encadrant des miroirs et deux billards français au milieu de la salle. Sur le tapis vert, on ramasse deux journaux froissés qui font les petites fugues accompagnant le café et la Jupiler.
Sur la banquette de moleskine noire, on se régale ainsi, en page 19 de la Meuse, d'apprendre que Fanny et Sammy Connart changeront de nom. «Ils veulent oublier ce handicap patronymique et s'appelleront désormais Van Winkel», explique le journal. Dans l'Avenir, il est aussi question d'Henri Billen, coiffeur, qui rêve d'être Miss Travesti en s'appelant Varvara. «Le 27 février, le Verviétois tentera d'être élu Miss Belgique travesti à Audenarde, raconte l'article. Il lui faut vingt-quatre minutes de maquillage pour faire sourire le public.»
Après ces tranches de vie en hors-d'œuvre, on peut s'attaquer à notre monument de la cuisine wallonne, soit 464 recettes recueillies, il y a plus de trente-cinq ans, dans le cadre de deux émissions de la Radio télévision belge francophone (RTBF), Zone verte et allô Tout'l Monde. «Avec ce concours, nous voulions réaliser l'irréalisable : faire sortir de leur cachette tous les secrets de famille jalousement gardés, mais aussi remettre en honneur des préparations tombées en désuétude, en voie d'être oubliées, parce qu'on n'y pensait plus, parce que le steak provençal», explique Philippe Gauthier, l'auteur de l'introduction, en référence à la dictature dudit steak provençal sur les cartes des restaurants belges à l'époque. Le livre a jauni, ses pages sont écornées, mais avec le recul du temps, il est d'autant plus précieux, comme une pépite d'intimités gourmandes, de transmissions culinaires, de ces mezze savoureux de destins qui se picorent aux fourneaux et à table. Il y a autant d'histoires que de recettes, comme «les nids de chiroubi» (à base de pommes de terre) de Madame Nelly Seret de Neuville-en-Condroz qui expliquait : «Un jour, ma grand-mère me dit : "Aujourd'hui, nous allons faire des nids de chiroubi." Comme je lui demandais quel oiseau c'était, elle me répondit qu'il n'existait pas et que c'était la raison pour laquelle on y mettait ce qu'on voulait.»
On est allé chercher dans Les meilleures recettes de Wallonie recueillies par Zone verte de goûteux mitonnages de légumes d'hiver. Avec d'abord une salade de mâche et pommes de terre dite «les rouches», attribuée à Madame E. Botton, de Chevetogne. Il vous faut, selon votre tablée, de la mâche, des pommes de terre, du lard gras et maigre (des lardons, quoi), du poivre, du sel, du vinaigre et de la crème fraîche. Nettoyez la mâche. Mettez à cuire les pommes de terre dans leur pelure. Pendant ce temps de cuisson, faites fondre dans une grande poêle les lardons. Egouttez la mâche. Quand les pommes de terre sont cuites, enlevez leur pelure quand elles sont encore bien chaudes. Coupez-les en rondelles d'un centimètre d'épaisseur. Mettez-les dans un plat, ajoutez la mâche, salez et poivrez. Ajoutez le vinaigre aux lardons dans la poêle encore bien chaude et versez directement sur les pommes de terre et la salade. Ajoutez une tasse de crème fraîche et mélangez le tout. On peut manger cette préparation avec une omelette. Vous pouvez également tenter le «Chou rouge de Bobonne» de Madame Nadine Malice, de Mons, qui avait hérité cette recette de sa grand-mère avant de la refaire à ses enfants. Il vous faut un chou rouge, trois pommes, trois tranches de lard, 3 oignons émincés, du beurre, 500 g de viande hachée (porc et veau), 5 morceaux de sucre, sel et poivre. Rissolez les tranches de lard coupées en fines lamelles et les oignons émincés dans un bon morceau de beurre (laissez simplement jaunir). Ajoutez la viande hachée, assaisonnée de sel et de poivre ; laissez prendre couleur avec une cuillère en bois. Déposez par-dessus un petit chou rouge coupé en lamelles et trois pommes en quartiers. Ajoutez cinq morceaux de sucre. Laissez mijoter doucement 30 à 40 minutes. Après avoir bien mélangé les ingrédients, servez très chaud avec des pommes de terre nature. Madame Malice ajoute : «Ma grand-mère disposait un ravier de cassonade que nous ajoutions suivant nos goûts.»
[Mise à jour] A la lecture de cet article, la Sonuma, équivalent belge de l'Institut national de l'audiovisuel, nous a fait parvenir un extrait de la version télévisée des Meilleures recettes de Wallonie: «Madame Libin, de Herve, nous présente sa recette de soupe au boudin noir.» A consommer sans modération.