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Libération

A Liège, un boulet canon

Publié le 04/03/2016 à 17h11

Que serait l’existence sans le boulet de Liège ? Un brouet de fadasserie, des rogatons d’ennui, des rognures de banalité. Car ce monument de la belgitude culinaire vous sauve de tous les chagrins gustatifs et autres en vous convainquant que la vie vaut le coup d’être dévorée à pleines dents rien que pour ces pépites de viandes arrosées d’une diabolique sauce mordorée.

C’est la faute à Georges Simenon si l’on est tombé un jour sur le boulet liégois lors d’une grande exposition qui lui était consacrée dans sa ville natale. Entre deux Jupiler, les fameux boulets débarquèrent sur une nappe à carreaux rouges, accompagnés d’une bordée de frites. Dès la première bouchée, la messe était dite : la vie allait désormais tourner autour du boulet, comme la Terre autour du Soleil. Car ce plat-là est un monde en soi : il raconte le coude à coude des brasseries et des friteries qui font sourire le pavé liégeois et vous perdre dans des digestions flâneuses au bord de la Meuse.

Mais ne vous y trompez pas, si humble soit-il en apparence, le boulet est un éloge de cette cuisine du peu qui fait le plein d'imagination. Car il ne s'agit pas d'un vulgaire hachis de gargote de rond-point ou de cantine de meubles à monter soi-même. Au départ, c'est un mélange de viandes de porc et de bœuf ou de porc et de veau, avec la recherche du juste équilibre entre le gras et le maigre. Puis viennent la mie de pain trempée dans le lait, les œufs, les échalotes et le persil ciselés qui feront cette farcissure ronde dont la taille est plus proche de la boule de pétanque que du cochonnet. On les fait ensuite dorer à la poêle ou au four avant les grandes épousailles avec une sauce aigre-douce joliment nommée lapin, car elle aurait été l'œuvre de Mme Géraldine Lapin, née Corthouts, épouse d'Ernest Lapin (1868-1922), receveur des contributions directes et poète à ses heures dans la banlieue de Liège. Le secret de cette sauce réside dans l'ajout de sirop de Liège, autre spécialité locale à base de jus de pomme que l'on fait réduire longuement jusqu'à obtenir une mélasse très concentrée.

Il faut gagner le faubourg Saint-Gilles et pousser la porte de l’Industrie (1), vénérable institution de la cuisine liégoise, pour savourer à cœur les fameux boulets. Commencez par vous poser sur une des banquettes vertes en contemplant les dessins du bédéiste belge François Walthéry. Les croquettes aux crevettes grises constituent un excellent tour de chauffe avant l’arrivée des boulets, qui débarquent beaux comme de la ronce de noyer et cernés par la sauce lapin. Trempez une frite dans cette embuscade gargantuesque. Et quelle frite ! Cuite au blanc de bœuf, ce suif qui est le lait d’ânesse de la bintje. Les plus téméraires, qui ne craignent pas pour leurs artères, les agrémenteront également de mayonnaise. Dès la première bouchée, la vie ne vous paraîtra plus jamais un boulet.

(1) 6, rue Saint-Gilles, Liège, Belgique.