Photo animée Emmanuel Pierrot
Ça doit être la cinquantaine, l'autre jour qu'on est aux fourneaux, on se dit que c'est le temps d'apprendre au Gluon à éplucher une pomme de terre. On sait l'appâter, le môme : «Tiens qu'on va se faire un petit apéro», qu'on lui dit pour qu'il s'attable dans notre cuisine mouchoir de poche. Une poignée de chips, un verre de soda et le voilà perché près de nous comme une volée de moineaux autour d'un quignon de pain. Nous, on se fait une absinthe du Val-de-Travers qui nous donne l'impression de planer au-dessus du Creux-du-Van, à une poêlée de röstis de Neuchâtel.
«On se fait des patates sautées ?», qu'on glisse au Gluon qui enfourne ses Vico comme un chauffeur de locomotive à vapeur en opinant du chef. Ça lui cause la patate au gamin, on l'a lesté tôt en purée pour qu'il tienne sur ses quilles, arqué comme Lucky Luke, sur son coussin de Pampers. Il connaît tout de la bintje en écrasée-crème fraîche, en frites double bain et blanc (graisse) de bœuf, en truffade avec tome fraîche du Cantal ; il picore la grenaille dans la poêle avec beurre salé et fleur de sel ; il débusque la charlotte dans le four dorée à l'huile d'olive et parfumée au thym. Alors, on lui tend une roseval oblongue et notre couteau éplucheur préféré parmi une tripotée de surins dédiés aux pluches. Ce n'est pas le plus clinquant, bien au contraire. Il a un banal manche en plastique bleu marine, une lame un peu fatiguée mais il est toujours vaillant, même quand le panais se rebiffe avec sa peau de fossile.
Mimétisme
«C'est toi qui épluches», qu'on ordonne au frisé qu'est plus vraiment un lardon. Il fonce bille en tête, attaquant sa patate comme s'il rabotait un rondin de chêne. «Tu t'es gouré de sens gamin, qu'on lui souffle, la lame, c'est cette face-là qui coupe.» Et voilà qu'on le regarde, consciencieux comme à un premier rendez-vous, faire des copeaux de roseval. Il en loucherait presque sur sa pomme de terre. «C'est bien comme ça ?» qu'il s'inquiète. On sourit en approuvant. Ce qu'il y a de bien avec les mômes, c'est l'innocence de leur enthousiasme. Ça nous fait un je-ne-sais-quoi dans les tripes qui appelle une autre absinthe. Il a décapé sa patate qui ressemble à un œuf à repriser les chaussettes et nous la met sous le nez. «C'est bien ?» qu'il caracole. «Oui, c'est bien mais il faut que tu épluches aussi les autres», qu'on propose.
Il affiche une petite moue dubitative avant de reprendre son ouvrage. On l'observe tendrement. «Là, tu vois, tu as un œil dans la pomme de terre. C'est ce petit point noir que tu vas enlever avec la pointe de ton couteau.» Il y va fort, creusant un imposant cratère dans sa pomme de terre. «Vas-y molo gamin, sinon, il faudra le filet entier de patates pour remplir la poêle.» Là, il se met à faire de la dentelle, concentré, un bout de langue rose au coin des lèvres. «Tu veux qu'on t'aide», qu'on risque. «Non, qu'il fait de la tête. Je les éplucherai toutes.»
Atavisme
On se cale contre le dossier de la chaise d'écolier, récupérée dans la rue, l'observant du coin de l'œil. Rivé à ses patates, il nous demande: «Dis, tu faisais comme ça quand tu avais mon âge?». «Non, moins bien que toi», qu'on le rassure. Il sourit de contentement et lâche : «C'était comment que tu le faisais ?». On fait silence puis on prend notre élan : «J'avais un petit couteau pointu, un économe, comme on dit». «Et alors ?» demande le Gluon. «Je me faisais souvent disputer parce que j'enlevai trop de pomme de terre avec la peau.» «Le pauvre», qu'il rigole le galapiat.
Il a achevé son tas de patates. On les lave brièvement avant de décréter : «Maintenant, tu les coupes en carrés». Il marque un temps d'interrogation. «Attends, on te montre, qu'on dit. Tu coupes comme ça, puis comme ça, et voilà !» Il embraye minutieusement, façonnant ses cubes comme un jeu de Lego. «C'est au poil ce que tu fais mais t'es pas obligé de faire de la marqueterie, c'est que des patates, pas de la ronce de noyer», qu'on lui fait remarquer. «Hein ?» qu'il dit. «Non, je blague, c'est tout bien, continues comme ça.»
Une plombe plus tard, les pommes de terre sont dans l'assiette, rissolées comme Miss Levant. Le Gluon les déguste comme s'il venait de rencontrer pour la première fois Parmentier. «C'est moi qui les ai faîtes», qu'il triomphe. «Oui gamin, qu'on souffle, et ce n'est que le début.» On sourit. Le bonheur, c'est parfois simple comme un passage de relais.
Histoires de pommes
En matière de transmission, on a déniché une recette de pommes de terre au cumin dans La cuisine juive tunisienne de mère en fille (1), le délicieux ouvrage d'Andrée Zana-Murat qui s'inscrit dans une collection faisant revivre les héritages culinaires. Il vous faut 500 g de pommes de terre ou quatre moyennes (charlotte, BF15) ; le jus d'un citron ; une demi-cuillère à café de harissa ; une cuillère à soupe rase de cumin en poudre ; deux cuillères à soupe d'huile d'olive et du sel. Rincez les pommes de terre et cuisez-les vingt minutes à l'eau bouillante. Pendant ce temps, préparez la sauce en mélangeant dans un petit saladier le jus de citron, du sel, la harissa, le cumin et l'huile d'olive dans cet ordre-là. Egouttez les pommes de terre et, lorsqu'elles sont tièdes, pelez-les. Coupez-les en gros dés ou en tranches et assaisonnez-les en les mélangeant dans le saladier. Rectifiez l'assaisonnement, les pommes de terre ayant tendance à absorber la sauce, surtout lorsqu'elles sont chaudes. Andrée Zana-Murat ajoute le secret de sa mère qui «préfère la bintje : plus crémeuse, elle absorbe mieux la sauce. Mais il faut savoir arrêter la cuisson à temps (vingt minutes), sinon elle se délite. Pour les débutants, mieux vaut une pomme de terre qui se tient. Pour la décoration et le goût, elle râpe un œuf dur au-dessus des pommes de terre (côté gros trous)».
Vous pouvez également tenter les pommes de terre sautées aux champignons, une recette tirée de l'indémodable et indispensable Etonnants légumes, encyclopédie culinaire du chef Thierry Thorens (2). Il vous faut 1,5 kg de pommes de terre ; 15 cl d'huile ; 100 g de beurre ; cinq gousses d'ail ; 1 kg de champignons de Paris, cerfeuil, ciboulette, persil, sel, poivre. Dans une très grande poêle, faites chauffer la matière grasse, puis ajoutez les pommes de terre émincées et l'ail en purée. A mi-cuisson, ajoutez les champignons lavés et émincés, assaisonnez et terminez la cuisson sur un feu vif, avec cerfeuil, ciboulette et persil hachés. (Si vous utilisez des cèpes ou des girolles, il est préférable qu'ils subissent une première cuisson à l'eau bouillante.)
(1) La cuisine juive tunisienne de mère en fille, d'Andrée Zana-Murat (Albin Michel, 17,50 euros)
(2) Etonnants légumes, encyclopédie culinaire, de Thierry Thorens (Actes Sud, 2001, 19 euros)