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Portrait

Andréas Mavrommatis, le grand grec du coin

Originaire de Chypre, le cuisinier et fondateur des restaurants et traiteurs grecs de Paris vient d’obtenir sa première étoile Michelin.
(Photo Roberto Frankenberg pour Libération)
publié le 23 mars 2018 à 18h46
(mis à jour le 23 mars 2018 à 18h52)

Dans la salle du restaurant, encore déserte en cette fin de matinée, il faut quand même se refréner. Ne pas céder à la tentation d'engloutir trop rapidement les merveilleux melomakarona, petits gâteaux traditionnels au miel, qui accompagnent le café, offert par le maître des lieux. Lequel, un peu pensif, feuillette nonchalamment le livre de recettes qu'il a publié, il y a déjà onze ans : artichauts «à la polita», caviar d'aubergine à la mousse de feta… Et encore filets de rougets barbets aux oranges sanguines et à la boutargue, cailles en feuilles de vignes aux pistaches. Il en parle avec une modestie d'artisan. Sans cacher sa fierté d'avoir enfin décroché, cette année, sa première étoile au guide Michelin, celle dont il rêvait.

Vos connaissances en matière de cuisine grecque se limitent au tarama rose fluo de Franprix, voire au kebab huileux pour étudiants fauchés ? Il va alors falloir réviser d'urgence les classiques. Il existe désormais un restaurant grec étoilé à Paris, le premier restaurant grec à l'étranger à avoir reçu cette consécration. Voilà qui va nous changer «du petit grec du coin». L'expression horripile Andréas Mavrommatis. Cette étoile, c'est pour lui «l'aboutissement de longues années de travail». Le propos peut sembler aussi convenu qu'un discours de remerciements aux césars. Il suggère pourtant un destin unique, marqué par des bifurcations imprévues. Mais aussi par une envie farouche de réussir sans ménager sa peine.

Lorsqu'il débarque à Paris, en 1977, «avec 1 000 francs en poche», Andréas a 20 ans. Il rêve de devenir sociologue ou psychologue. Pour lui, il n'y a rien de plus précieux que les études. Et c'est encore vrai aujourd'hui. Le premier soir, il erre dans Paris, émerveillé. Personne ne l'attend, le monde lui appartient. Très vite, il s'inscrit à la fac. Mais venant d'une famille pauvre de sept enfants, il sait qu'il ne pourra compter que sur lui-même. L'université se trouve à Censier, il cherche du boulot dans le coin, et tombe naturellement sur les restos grecs qui, depuis longtemps, ont accaparé le haut de la rue Mouffetard dans le Ve arrondissement. Il s'agit juste d'un gagne-pain, sans l'ombre d'une vocation, malgré un attachement nostalgique aux plats préparés par sa mère qui «faisait elle-même ses fromages et ne cuisinait que les légumes du jardin», rappelle-t-il. Il commence par la plonge, puis prend peu à peu du grade, en même temps que se révèle son talent.

A l'époque, le quartier est encore très populaire. Il y accueille, un an après son arrivée, son frère Evagoras, presque son jumeau. «Né treize mois après moi», rappelle l'aîné. La famille joue un rôle essentiel chez les Mavrommatis. Aujourd'hui encore, Andréas, qui vit en couple mais n'a pas d'enfants, travaille avec ses frères. Ils sont trois en comptant Dionysos, arrivé dix ans après les aînés, à gérer ce qui est devenu une florissante entreprise : quatre restaurants à Paris et neuf boutiques traiteurs en France. Mais avant d'en arriver là, le duo initial partage son temps entre les amphithéâtres enfumés et les arrière-salles. Un jour, ils découvrent un local bon marché à deux pas de l'église Saint-Médard. Ils y ouvrent une épicerie. «J'étais en licence, mon frère en Deug, on ne savait même pas ce qu'était un bail commercial ! On a ramené la cuisinière et le frigo de l'appartement, et on a vite proposé des petits plats cuisinés. On se relayait sept jours sur sept, jusqu'à minuit. Le premier jour, on a fait 200 francs de recette. Le week-end suivant, 1 000 francs», raconte Andréas qui, à l'époque, s'accroche encore à ses études. C'est un stage «éprouvant» en hôpital psychiatrique qui aura raison de ses dernières résistances. Il achève tout de même sa maîtrise et obligera ses petits frères à en faire autant, avec un seul argument : «Les études te rendent libres de choisir ta vie.» Devant l'engouement, l'épicerie traiteur, déménage dans la rue voisine. Le local originel devient un restaurant, qui existe toujours. Cinq ans plus tard, sur le trottoir d'en face, s'en ouvre un autre. Plus haut de gamme. «Se faire accepter dans le monde de la gastronomie à Paris n'a rien d'évident dans un pays qui valorise de façon unique l'art culinaire», confesse celui qui se décrit comme un «autodidacte», malgré un passage par l'école de cuisine Lenôtre.

Bien avant l'étoile, le chef avait déjà réussi à attirer quelques célébrités : d'Ormesson, Hollande alors président, ou encore ce jeune ministre nommé Macron. Mais aussi Delanoë, ou Ayrault venu pour son anniversaire de mariage. Tendance très «gauche rive gauche» pour ce chef qui se situe plutôt, «par tradition», à droite, sans conviction excessive. Les people grecs de Paris y sont également réguliers. Le défunt Georges Moustaki a même écrit la préface du livre de recettes. Le cinéaste Costa-Gavras, qui habite le quartier, vient parfois en voisin. Le présentateur télé Nikos Aliagas, qui s'exerce depuis peu à la photographie, a offert des clichés pour le dernier-né des restaurants, dans le XVIe arrondissement.

Mais le Ve reste le village originel. Andréas n'a jamais acquis la nationalité française, «par hantise de toutes ces paperasses, j'ai essayé une fois, puis j'ai abandonné». Il se dit «français de cœur», même s'il reste viscéralement attaché à ses origines : «Nous nous sommes facilement intégrés, mes frères et moi, parce que nous avions des racines fortes, une identité.»

Il ne vient pas de Grèce pourtant, mais de Chypre, île divisée depuis 1974 après l'occupation par la Turquie de la partie nord sous prétexte de protéger la minorité turcophone. «Chypriote et grec, pour moi, c'est pareil. Mon identité, ma culture, ma cuisine sont grecques», tranche Andréas Mavrommatis, qui observe, avec un fatalisme teinté de pessimisme, l'impasse dans laquelle se débat son île natale face à l'inflexibilité belliqueuse du président turc, Erdogan.

A Chypre, les Mavrommatis se veulent les ambassadeurs de la cuisine française, dont ils importent les produits, eux qui organisent chaque année, en mars, un repas dédié à la gastronomie de leur pays d’adoption, dans le restaurant ouvert à Limassol, station balnéaire située juste en dessous du village de montagne d’Agios Ioannis, où ils ont grandi. Là où se trouve toujours la mère, Thessalia. C’est elle qu’on voit sur cette vieille photo de famille qui orne les sacs du traiteur.

Tout ramène à la famille chez les Mavrommatis. Ce socle indéfectible, comme les oliviers en pots qui cachent l’entrée du restaurant gastronomique, perpétue ici la vie qu’on a connue là-bas. Une façon de se fondre dans le décor en imposant sa marque.

1957 Naissance à Chypre.
1977 Arrive à Paris pour ses études.
1981 Ouverture de l'épicerie traiteur.
1988 Ouverture du restaurant les Délices d'Aphrodite.
1993 Ouverture du restaurant gastronomique.
2018 Première étoile au Michelin.