La purée est en deuil. Trêve de galéjade, mais tout de même, ce plat parmi les plus populaires de la cuisine tricolore, sentinelle des cantines et héritage de grand-maman, vient de perdre son héraut en la personne de Joël Robuchon. Tout le chef archi-étoilé est là dans cette recette de patates (lire page 5) : sa technicité parfois hallucinée, son exigence du bon produit (des rattes et du beurre de baratte) et son palais hors pair qui faisaient de sa purée un mets stratosphérique qu'on réclamait parfois encore après le dessert. C'est aujourd'hui son plat épitaphe.
Car, désormais, on enterre les cuisiniers en grande pompe. Bocuse fut le premier à les sortir de leur antre obscur de leur vivant en posant dans Paris Match, en créant un plat à haute signature médiatique (la soupe aux truffes en croûte VGE), en prenant l'avion de la mondialisation de la gastronomie. A sa mort, en janvier, il eut droit à des funérailles quasi nationales avec écran géant et caméras en direct de la cathédrale Saint-Jean à Lyon.
Certes, tous les cuisiniers ne sont pas Bocuse, mais il suffit de se souvenir du retentissement de ce côté-ci de l'Atlantique de la disparition en juin du chef américain Anthony Bourdain, devenu mondialement célèbre grâce à son émission de télévision culinaire Parts Unknown, pour mesurer le bruit de fond assourdissant de la planète bouffe et de ses stars instagrammables. On épie la moindre de leurs casseroles privées et publiques : les amours de Cyril Lignac font la une de la presse people comme la baston entre Alain Ducasse, d'une part, Thierry Marx et Frédéric Anton, d'autre part, pour le restaurant de la tour Eiffel. A chaque sortie de l'édition annuelle du Michelin, c'est un pot-au-feu bouillonnant de rumeurs sur les nouveaux étoilés et les déchus. Au fond, la cuisine n'appartient plus aux chefs, elle est vampirisée par les réseaux sociaux.
Paradoxe ou ironie du sort, c’est aujourd’hui l’un des chefs les plus introvertis qui se retrouve en plein coup de feu nécrologique. Mais qui avait su tracer un profond sillon gastronomique nourri par sa rigueur extrême et sa connaissance encyclopédique de la cuisine. Il était vêtu de noir pour mieux prendre la lumière. Il était aussi sur Instagram. Le 31 mai, il posait en kimono à Yamaguchi à l’heure du bain japonais. Façon samouraï de la gastronomie qu’il était.