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Libération
Chemins de tables (6/6)

Au Pré-Saint-Gervais, pas touche

Dernier jour de notre série sur les restaurants bien cachés. Aujourd’hui, un bistro qui cultive une carte tradi et conservatrice pour le plus grand plaisirs de ses clients.
Vanessa, la cadette de la famille Millet qui dirige le Pouilly-Reuilly, en août au Pré-Saint-Gervais. (Photo David Maurel. Hans Lucas)
publié le 24 août 2018 à 17h07

C'est l'histoire de Toto qui va à la boucherie et qui demande : «Bonjour Madame, vous avez des pieds de cochon ?» La bouchère : «Mais oui, mon chéri !» Toto : «Et ça ne vous gêne pas pour marcher ?»

Blague à part, le Pouilly-Reuilly (1) est un resto-bistrot du Pré-Saint-Gervais, à l'est de Paris, et non un débit de viande (quoi que) et Toto, cette fois, ne plaisante pas sur les abats. Bien au contraire, éduqué à l'ancien temps, à une catégorie de bonnes choses ou à la curiosité de ce qui existe et se mange, libéral ou réac en herbe, il vient avec ses parents pour commander des rognons ou des pieds de cochon. Ce sont plutôt les adultes qui font de l'humour en voyant la carte : «Les couilles d'ânes, c'est des vraies ?» La serveuse pas contrariante entre dans leur jeu : «Bien sûr, vous n'avez pas vu le champ à côté ?» Alors qu'il s'agit des œufs en meurette, un de ces classiques qu'on ne connaît pas, ou qu'on croit connaître, deux œufs pochés sous une nappe de vin, échalotes, épices, croûtons et lardons.

«On fait du tradition-tradition», explique Christian Millet, le père, propriétaire. «C'est le principe de la cuisine bistrot : on mange de manière décontractée mais c'est de bonne facture», décrit Sabine, la fille aînée, qui tient la salle le midi. «On vient pour l'assiette et pour l'ambiance. On appartient à peu près tous au même monde, en tout cas on se comprend», pour Vanessa, la cadette, de service en soirée.

Meetings

Tête de veau, ravioles d'écrevisse, éclairs au chocolat longs comme des viaducs… Quand un plat passe à la trappe, les clients montent sur les barricades et hurlent qu'il doit revenir. Le cuistot, Pascal Heurteau, a essayé des miroirs à base de cassis mais les mangeurs veulent toujours le fabuleux mille-feuille préparé minute, avec une crème vanille finie au beurre. Les Millet en sont fiers plus que ça leur pèse : «Ici, on ne touche à rien.»

Le Pouilly-Reuilly est né en 1893. Deux noms de blancs du Val de Loire, deux vins de soif accolés et le bistrot est né. Il y a eu quatre propriétaires, quelques étoiles Michelin et des fans célèbres : le critique Curnonsky (1872-1956) qui a encore sa plaque au mur près de la cheminée, l'autre critique Henri Gault (1929-2000), le président François Mitterrand (1916-1996) qui trouvait que c'était «un très bon restaurant», et, plus occasionnellement, Jacques Chirac. Les stars mangent au milieu de tout le monde mais de préférence dans la deuxième salle, un peu plus discrète, qui oblige à traverser la cuisine et à lâcher un truc léger mais sérieux, du type : «C'est bien, chez vous, il n'y a rien à cacher.» C'est dans cette arrière-salle que les huiles du Parti socialiste montaient en température après les meetings de campagne, puisque la présidentielle démarrait traditionnellement du Pré-Saint-Gervais, hommage à Jean Jaurès qui prononça un discours sur le perron de la mairie. Evidemment, le moins traître de ces repas «entre amis», c'était l'assiette.

Les critiques gastronomiques chantonnent encore aujourd'hui l'histoire et l'atmosphère jusqu'à ce que le père Millet les coupe : «Tu trouves que j'ai une gueule d'atmosphère ?» Christian, 64 ans, est devenu «Obélix» dans le discours de Guillaume Gomez, le chef cuisinier de l'Elysée qui lui a remis les insignes de commandeur du Mérite agricole, parce qu'on dirait qu'il lance la tête de veau comme des menhirs. Les murs portent des photos de ses amis disparus, tels Jean Delaveyne, pionnier de la «nouvelle cuisine» qui lui a légué une recette de crème vanille légère comme la soie (à découvrir), ou Paul Bocuse, l'ombre tutélaire, en attendant d'accueillir un souvenir de Joël Robuchon, «le cuisinier du siècle» emporté le 6 août. Loin de glacer l'ambiance, ces photos aident les vivants à se sentir encore plus vivants.

Sous cloche

Christian Millet a racheté le restaurant en 1999 «pour ne pas perdre un grand nom du patrimoine». Il a emmené Vanessa, qui a eu la trouille des gros rideaux en velours du vestiaire, refermés à hauteur du vestibule : «Je ne veux pas dire, mais on se demandait ce qui se passait derrière les rideaux…» Le vestiaire a été déplacé. Une table dressée avec des pâtisseries sous cloche. Le comptoir en étain refait. Des clowns en papier mâché, qu'on imagine installés ici depuis toujours, viennent d'une brocante et s'agitent sur un vélo fou ou un ballon géant. Diminué à la carte, le gibier que chassait lui-même l'ancien proprio Jean Thibault lors de ses week-ends en Sologne. Dégraissées certaines sauces. Preuves que la tradition est plutôt un label qu'une cathédrale inviolable. «Ce qu'on a gardé, c'est la joie de vivre et le plaisir de venir en amis», raconte le père. Le soir, il y a moins de monde et beaucoup de prétextes pour ça : la crise, les matchs de foot, les attentats de 2015… Certains services sont tristes en affluence mais il est dit que ce resto ne fermera jamais. Vanessa fait passer le temps. C'est plus animé le midi, avec les commerciaux du coin, pour deux plats à 27 euros et une trilogie à 32.

La barrière du Pouilly-Reuilly fait son charme. On parle de la traversée du périph. Un Cap Horn mental pour de nombreux Parisiens qui craignent encore de franchir l'anneau à quatre voies et de dîner dans le 93 (Seine-Saint-Denis), même si versant chic, même si distance de 200 mètres à peine des frontières de la capitale et grand max dix minutes de marche depuis le métro. La rue André-Joineau est la principale artère de cette commune minuscule (70 hectares) attaquée par la gentrification. On braise des brochettes halal à l'entrée de la rue et on poêle des entrecôtes sauce marchand de vin au Pouilly-Reuilly qui a survécu aux édifices alentours et aux changements de population. D'ailleurs, à l'ouverture du bistrot, les fabricants de tôles et les couturières de chez Hermès venaient croquer un morceau, puis, dans les années 70, les ateliers de chaudronnier ont été rasés et une résidence moche a poussé sur les décombres. Aujourd'hui, sa facade en métal change de couleur selon l'orientation du soleil. La serveuse : «On a gagné un mur en queue de sirène. C'est peut-être ça, le progrès.»

(1) 68, rue André Joineau (93310). Rens. : 01 48 45 14 59