Retourner chez Marc Veyrat après la perte de sa troisième étoile au Michelin, c’est un peu comme jouer à la roulette russe avec un Scud. Quelle que soit la position de la munition dans le barillet, il se passera quelque chose, mais quoi ? Le rendez-vous avec le plus médaillé historiquement des chefs savoyards avait beau avoir été fixé avant la gifle du Bibendum, en janvier, on s’attend à voir bouillir la soupe à la grimace.
Voilà donc Manigod (Haute-Savoie), au cœur du massif des Aravis, environ mille habitants et surtout treize générations de Veyrat, sous la neige. Le turbo folk savoyard et le rock à fond dans les baffles accueillent les skieurs au bas des pistes avec pintes de bière et sandwichs. Ce n’est pas le coup de bambou des autoroutes à ski alpines mais plutôt l’ambiance baraque à frites qui vous rappelle l’époque où les skis étaient des lattes interminables avec des câbles de fixation qui gelaient et des croquenots en cuir qui sentaient le chien mouillé. Trêve de nostalgie plaisante, là-haut, au col de la Croix-Fry, on s’attend au coup de blues du dégalonné Marc Veyrat, à la neige en deuil sur sa Maison des bois, son rêve barré et turbulent qui oscille entre «Ma Cabane au Canada» version Relais et Châteaux et «Mon Sam Suffit» 3.0 où le four à pain, l’étable, le garde-manger, la cave, le fumoir, le jardin high-tech sont déployés autour d’un immense chalet de bois, de verre et d’inox, où Veyrat prêche sa cuisine végétale, minérale et pastorale.
Il faut compter aussi sur la chapelle de montagne reconstituée avec autel de pierre et vierge en plâtre par celui qui ne se départit jamais de sa croix de Savoie et de son imposant galurin noir. Mais à quoi peuvent servir les gris-gris et le prie-Dieu quand vous ne figurez plus sur le devant de la cène de la bible rouge de la gastronomie ?
Pour l'heure, le maître des lieux est invisible sous le soleil inondant son Heimat. La Maison des bois sent le sapin raffiné dans ses délicieux chalets écrins où la montagne est belle et rustique à la fois, un mélange d'ambiances des romans de l'écrivain italien Mario Rigoni Stern et de Romy, chevrette alpestre dans Sissi l'impératrice. Sur la terrasse de la Maison des bois, on se souvient de notre hôte montrant l'horizon somptueux avec les Aravis et le Mont-Blanc au fond, en expliquant : «C'est pas dur, vous visez entre les deux branches du V de Veyrat que sont les deux pans des montagnes.»
Spleen
Aujourd’hui, on ne traque pas les cimes d’un homme qui revendique l’autodérision quand d’autres le voient mégalomane. On cherche la tanière où il se terre, à l’écart des clients qui goûtent l’exquise tranquillité de son hameau. Alors, le détail, c’est comme le grain de poussière sur le gant de la gouvernante de palace. Implacable. Le diable l’a logé dans la porte entre-ouverte d’un chalet où l’on devine un écran plat qui retransmet du foot. Allez savoir pourquoi, on songe à l’ambiance d’une chambre solitaire de motel, façon Paris-Texas, ça nous change de l’inspecteur Harry de la cuisine qu’a toujours incarné, pour nous, Veyrat : il râle, il fout le bordel, mais il est toujours de retour.
La porte s'ouvre, le manitou de Manigod a sa toque des mauvais jours, mal partout. Chez lui, «la douleur est information», comme dirait une tête à claques de psychiatre que l'on euthanasiera un jour au KFC. Faut dire que l'on a rarement croisé Marc Veyrat sans un pet de travers. Résumé des épisodes précédents : il y a onze ans, à Paris, pour notre première rencontre, il était venu nous vendre des fiches recettes de frites de polenta garnies de fenouil, tomates, anchois et sardines avec des béquilles, conséquence d'un accident cataclysmique de ski. En 2013, il nous avait raconté comment son corps, rempli de ferrailles et de morphine, avait eu raison de sa résistance de montagnard et l'avait obligé à se ranger un temps des fourneaux pour imaginer sa Maison des bois. Il y a quatre ans, sa tension jouait les montagnes russes tandis qu'il reconstruisait son caravansérail montagnard, en grande partie détruit par un incendie d'origine électrique dans la nuit du 16 au 17 mars 2015. La même année, il était condamné à 100 000 euros d'amende pour des infractions à l'environnement sur le site de la Maison des bois.
Marc Veyrat, 68 ans, a été breveté chef d'escadrilles des emmerdes. Il les a racontés le plus souvent comme des coups de gueule qui l'ont remis en selle. Mais là, avec sa rétrogradation à deux étoiles au Michelin, il ne défouraille plus. Il murmure doucement, à plusieurs reprises : «T'as vu ce qu'ils m'ont fait.» Derrière ses lunettes fumées, ça marine dans le spleen. Sûr qu'il va nous faire le coup du rétroviseur en moine défricheur de la cuisine des herbes sauvages il y a trente ans. Avec ses infusions de serpolet, ses bouquets d'oxalis, ses bouillons de légumes et ses poissons d'eau vive, il a raflé les trois étoiles au Michelin et les 20/20 au Gault et Millau. Aussi médaillé qu'un maréchal de l'Union soviétique, Veyrat a semé ses ravioles au céleri sauvage et au chénopode des rives du lac d'Annecy jusqu'aux hauteurs de Megève, comme autant de petits cailloux qui jalonnent toujours la haute cuisine française.
Eh bien non, Veyrat ne déroule pas son tableau d'honneur sous son regard triste. Il convoque son père dans son rétroviseur. Encore et toujours. Même s'il est allé dire au micro de l'émission Complément d'enquête que la perte de sa troisième étoile au Michelin, «ç'a été la plus grande offense de ma vie… C'est terrible. C'est pire que la perte de mes parents, c'est pire que n'importe quoi.» On soupçonne le chef de Manigod d'avoir passé sa vie à solliciter l'approbation paternelle. Dans son autobiographie Un chemin de fleurs et d'épines, parue en 2017 (éd. Michel Lafon), il écrit : «Si je mangeais bien ma soupe, mon père était fier de moi, cela voulait dire pour lui que je savais apprendre. Et pour moi, voir mon père content de moi, même s'il ne le manifestait pas, c'est bien cela qui comptait le plus.»
La Maison des bois, au col de la Croix-Fry. Photo Pierre Abensur
Vertigineux
Il faut se souvenir aussi que, plus d'un demi-siècle avant la beigne du Michelin, Veyrat fils avait déjà pris une méchante baffe devant Veyrat père quand le directeur de l'école hôtelière de Bellegarde avait mis à la porte son rejeton en assénant : «Il ne sera jamais cuisinier.»
Ce soir, devant la cheminée, la soupe de la Maison des bois a le goût du chou solitaire et franc-tireur sous la neige de l'hiver. C'est un plat d'humilité et d'observation avant le coup d'éclat du lichen en tempura qui vous colle les papilles au roc de la montagne. Vertigineux. Pour redescendre sur le plancher des vaches, on contemple la ronde des pains du boulanger magicien qui jongle avec le petit épeautre, le carvi, l'infusion de foin. On ne dîne pas chez Veyrat. On mange au sens domestique, intime de l'acte de se nourrir. Il va, il vient au milieu des convives, autant pour les choyer que pour se tenir chaud à lui-même. En monsieur Loyal qui, ce soir-là, en fait parfois un peu trop mais a l'œil à tout : il ne peut y avoir une once d'à-peu-près dans les quatorze plats du menu à 395 euros (sans les boissons) entre le faux yaourt de foie gras et escalope poêlée à la myrrhe odorante ; l'illusion de caviar aux œufs de truites, bouillon de poisson au serpolet ; le fondant de brochet à la verveine sauvage du jardin ; la canette aux morilles et chocolat blanc ; l'avalanche de desserts… Le Michelin qui ne justifie pas ses décisions a pourtant estimé que la cuisine de Marc Veyrat ne valait plus, en 2019, la troisième étoile acquise en 2018. Depuis deux mois, le chef répète «on n'a jamais été aussi bon, j'ai une belle équipe». Tout cela ne changera rien à notre aversion forcément subjective pour la Reine-des-prés parfumant la langoustine et notre passion pour le serpolet qui est le thym des montagnes.
Le monde de Veyrat dépasse les goûts et les couleurs qu’il sublime. Il donne à voir sa genèse des alpages qui l’entourent jusqu’au clair-obscur du garde-manger où les bocaux de fruits et de légumes, les fumaisons et les salaisons de viande, les fromages cérusés revendiquent une autarcie en marche entre le patrimoine fermier et la transition énergétique. Certains y voient la version manigodine de Disneyland, une roublardise paysanne pour touristes en mal de vert, mais Veyrat sort ses tripes quand il rabâche son credo pastoral et gastronomique.
Est-ce que tous les guides, classements et autres listes prennent ainsi en compte ce tour de l’assiette où se jouent aussi la créativité et l’intelligence culinaires ? Quand l’excellence des étoilés paraît parfois hors-sol, Veyrat continue d’être ancré dans sa terre savoyarde. Il ne joue pas le paysan, il l’est quand il vit la perte de sa troisième étoile comme si on lui avait confisqué un bout de pré.
Vacheries
A l'âge où d'autres chefs préparent sagement leur succession, il continue de battre sa montagne. En dépit des beignes, des vacheries du destin et de ses contradictions. Soudain, il vous parle du partage de son patrimoine parmi ses quatre enfants sur un ton testamentaire. La seconde d'après, il embraye sur l'école de botanique qu'il veut ouvrir dans la ferme qu'il vient de racheter. Ses rêves de gosse infernal semblent inépuisables dans son corps pourtant sexagénaire. Ils sont sa perche de funambule sur la corde raide de sa vie. On songe aux mots du psychanalyste François Ladame sur un autre grand cuisinier, Guy Savoy (1) : «Toute pause dans l'activité créatrice susciterait une montée d'angoisses catastrophiques, le danger d'une "concrétisation" possible des fantasmes de cataclysme. D'où un mouvement de fuite en avant qui peut déboucher sur des innovations exceptionnelles, mais conduire parfois à des dérives quand la forme s'impose au détriment du fond.»
Avant de partir, le chef de la Maison des bois a tenu à nous faire goûter deux petits carrés nacrés comme un peu brûlés, caramélisés : morue et gentiane. Le mariage du poisson de Grands Bancs de Terre-Neuve avec la plante muse de la gnôle des montagnes qui vous imprègne plus longtemps que l'amour. En bouche, cela donne une impression de terre et de mer chaudes, comme si le poisson avait été cuit à l'intérieur d'un tandoor indien, c'est un dépaysement absolu. Du Veyrat tout craché qui écrit dans son autobiographie : «Quand j'embrassais mon père, chaque matin, il sentait la gentiane.
La Maison des bois, Marc Veyrat, col de la Croix-Fry, Manigod (74). Rens. : 04 50 60 00 00
(1) Un psychanalyste chez Guy Savoy de François Ladame, éd. PUF (2007).