C’est un écrin de verdure situé à un jet de pomme des majestueuses flèches de la cathédrale Saint-Corentin de Quimper (Finistère). Un havre de tranquillité et de savoir-faire cerné par les bois, les grands cèdres, les chênes et les châtaigniers qui ont revêtu leurs parures automnales pour se mettre au diapason des fruits ronds et bien mûrs, aux teintes jaunes, rouges et orangées qui, depuis septembre et jusqu’en décembre, alimenteront les pressoirs.
Devant le manoir du Kinkiz, fière bâtisse du XVIIIe siècle agrémentée de camélias et d'hortensias déjà dans leurs habits d'hiver, un vaste tapis d'herbe plus verte qu'une granny smith déploie son étendue cotonneuse jusque sous des pommiers aux branches noueuses et dépouillées de leurs fruits. «Nous attendons toujours que les pommes tombent à terre pour la récolte, indique Hervé Seznec, le maître des lieux, tout en humant quelques fruits sortis d'un pallox, grande caisse en bois utilisée pour leur transport. L'herbe permet d'amortir leur chute et d'avoir des fruits moins abîmés.» Avant d'être ramassées, à la main ou à l'aide d'une petite machine un peu semblable à celles que l'on trouve sur les greens pour récupérer les balles de golf, elles resteront toutefois encore quinze jours à trois semaines sous l'arbre. «Quand elles tombent, elles ne sont pas encore à pleine maturité et, plutôt que d'être stockées les unes sur les autres, elles ne se conserveront jamais aussi bien que dans l'herbe, précise le cidrier. Là, elles sont chez elles.»
Dans la cave du manoir sont affinés cidres, eaux-de-vie de cidre et pommeaux de sa production.
Photo Joseph Gallix. Hans Lucas
Mésanges gobeuses
Inutile de préciser qu'il n'est plus question ici depuis longtemps du moindre herbicide ou d'un quelconque produit phytosanitaire. Pour se prémunir des parasites et autres champignons mortifères, Hervé Seznec s'en remet exclusivement aux armées de coccinelles et aux mésanges gobeuses d'insectes qui, au printemps, viennent donner à ses vergers fleuris des airs de paradis. Sans oublier tout un écosystème patiemment mis en place pour protéger les pommiers. «Mes vergers sont entourés de sous-bois et de talus régulièrement entretenus qui fixent les parasites et me dispensent de tout traitement», indique-t-il. Voilà qui donne la mesure de l'exigence développée par ce jovial quinquagénaire qui semble avoir du jus de pomme qui coule dans ses veines. A moins qu'il ne soit directement tombé d'un de ses arbres fruitiers à la naissance et ait échappé par miracle au pressoir.
«Tout petit, j'accompagnais mon père et mes oncles dans les vergers pour ramasser les pommes à la main et j'ai commencé très jeune à porter les sacs en toile de 25 kilos qui servaient à la récolte», se souvient ce Cornouaillais pur jus qui s'initie, dans la foulée, aux mystères de la distillerie et est bien décidé, dès l'âge de 18 ans, à s'investir dans l'exploitation familiale. Ce sera chose faite en 1991, date à laquelle il reprend une affaire qui compte une douzaine d'hectares de vergers dispersés dans les campagnes du pays de Fouesnant, sur les rives orientales de l'Odet. Une surface qu'il portera bientôt à 30 hectares. Avec une seule obsession : faire revivre et remettre au goût du jour les variétés de pommes à cidre les plus anciennes.
Il en récolte aujourd'hui vingt-cinq différentes, quand la plupart des cidriers en utilisent au mieux une petite dizaine. Uniquement des variétés locales, reflets d'un terroir qui en aurait compté autrefois près de 350. Des plus douces aux plus amères, en passant par les plus acides ou les plus astringentes, toutes dignes de composer les assemblages dont lui seul a le secret. Citons, à titre d'exemple et pour le seul plaisir de se mettre en bouche leurs dénominations savoureuses : la Kroc'hen Ki, ou «peau de chien» en breton, aux reflets rouges, la C'hueroz Briz ou «pomme rayée», à l'amertume caractéristique, ou encore la Kermerrien, la Marie Ménard (tout particulièrement astringente), la Douce Coëtligné, la pomme du curé… «Nous n'avons jamais cherché à faire de la quantité, souligne Hervé Seznec en vous regardant droit dans les yeux, qu'il a très bleus. Ce qui nous intéresse, c'est la qualité, le gustatif. Avec un travail très traditionnel, du verger à la bouteille, pour un cidre pas très éloigné de celui que buvaient nos arrière-grands-parents.»
Photo Joseph Gallix. Hans Lucas
Cycle de la Lune
L'expression a beau être galvaudée, on n'hésitera pas à affirmer qu'il en résulte des cidres d'exception, tant ceux du manoir du Kinkiz, 100 % pur jus, qui se déclinent principalement en deux appellations, le cidre de Fouesnant, avec sa délicate touche de rusticité, et l'AOP Cornouaille, au fruité plus gouleyant, sont à mille lieues des produits standardisés de l'industrie cidricole. Avec cette qualité rare et donc particulièrement appréciable : année après année, ils ne sont ni tout à fait les mêmes ni tout à fait différents. «Je cherche d'abord à m'approcher au plus près de ce que j'aime, avec un cidre équilibré, pas trop doux, fruité mais pas obligatoirement très sucré, avec une touche de rusticité, détaille le cidrier. Mais je compose d'abord avec la nature. Ce sont les pommes et les pommiers qui font 80 % du travail, pour le reste c'est de l'accompagnement et chaque cuvée est différente.»
Et quel accompagnement ! Un peu chaman, Hervé Seznec n'omet pas, comme les anciens paysans, de tenir compte des cycles de la Lune et des caprices de la météo, avant de livrer ses pommes, soigneusement triées et lavées, au pressoir. Autant de paramètres susceptibles d'influer sur la qualité et la «clarification» des jus, étape cruciale où les impuretés et autres résidus remontent à la surface pour former un «chapeau brun» qui indiquera le bon moment pour soutirer le futur breuvage et le faire passer en phase de «fermentation principale». «Pour une bonne clarification, qui peut durer entre vingt-quatre heures et sept jours, mieux vaut éviter les temps tempétueux, précise le spécialiste. C'est un moment où on suit les cuvées comme le lait sur le feu.» Pour le reste, levures nécessaires à la fermentation, effervescence après la mise en bouteille, c'est la nature encore qui fera l'essentiel du travail.
Sirop ambré
Outre l’élaboration de ses cidres traditionnels, idéaux pour accompagner des viandes blanches, des jambons ou des tapas à l’apéritif - Jacques Chirac devint adepte lors d’une visite à Quimper, avant d’en faire venir des caisses à l’Elysée -, Hervé Seznec, qui consacre également une grande partie de son temps à la production d’eaux-de-vie de cidre et de pommeaux labellisés AOP , propose, depuis 2012, une autre gourmandise : la Cuvée blanche, mise au point, une fois n’est pas coutume, à partir d’une unique variété de pommes, la Guillevic, originaire de Cornouailles et réputée pour son jus très clair et finement acidulé. Autrefois appelée «le champagne des campagnes» et uniquement servie lors des grandes occasions (mariages, baptêmes, etc.), voilà une boisson bien pétillante, aux délicates notes de pêche et d’agrumes, capable de tenir la dragée haute aux meilleurs crémants. Et tout particulièrement recommandée pour accompagner desserts aux fruits et autres fondants au chocolat.
Si les cidres d’Hervé Seznec peuvent avec bonheur être servis, selon leur personnalité, bruts ou demi-secs, tout au long d’un repas, de l’apéritif au dessert, avec l’indispensable petit verre de Lambig, l’eau-de-vie de cidre, pour la touche finale, voilà quelque temps que des cuisiniers de tous poils, de Bretagne, de Normandie ou d’ailleurs, font leur miel de ce breuvage ancestral comme supplément d’âme à leurs préparations. C’est notamment le cas de Lionel Hénaff, chef étoilé de l’Allium, à Quimper, qui se délecte des productions cidricoles les plus âpres pour rehausser ses mets les plus délicats. Dans sa cuisine ouverte du quartier de Créac’h Gwen, il est ainsi l’inventeur d’une «vinaigrette» à base de jus de pomme et de cidre qu’il fait réduire jusqu’à obtenir une sorte de sirop très ambré qui, tranché à l’huile d’olive, fera merveille sur des praires, des palourdes ou encore ses fameuses «langoustines crispy».
Le cidre peut être aussi un ingrédient de choix dans la composition de desserts, comme cette compote d’une grande finesse mélangeant pommes et cidre pour accompagner une glace au sarrasin et un pressé de reinettes grises du Canada. Encore plus emblématique sans doute, on trouvera enfin, chaque jour que Dieu fait, du pain au cidre sur les tables de Lionel Hénaff. Un produit original concocté à partir de farine de seigle et d’un levain naturel (mélange de farine et d’eau fermenté où ont macéré des morceaux de reinettes) aux très subtils accents pommés.