Apriori, comparée à la crêpe, universelle et sucrée, dont elle est la cousine discrète et moins apprêtée, la galette de blé noir pourrait passer pour un produit de seconde zone. Ne serait-ce que par sa couleur, grise côté face et légèrement dorée côté pile, moins avenante que celle de sa rivale. Mais celui qui n'a pas goûté un jour au bonheur incomparable de croquer dans une bonne «graissée», tendre et tiède à souhait, tenue au creux de la main, avec le beurre fondu qui vous coule entre les doigts, restera à jamais orphelin d'un des grands plaisirs de ce monde. Ignorant d'un des secrets les mieux gardés. Et en même temps d'une simplicité qui confine au divin en ces temps de Chandeleur, que l'on fête ce dimanche. La graissée est une simple galette de sarrasin tout juste retournée sur son billig, ces plaques de fonte circulaires aussi noires que la nuit des temps, sur laquelle on vient d'administrer deux ou trois pelures de beurre salé avant de la plier et de vous la fourrer encore fumante entre les doigts. «Il ne faut pas lésiner sur le beurre, précise un connaisseur, sinon, ce n'est pas une vraie graissée.» Le mot lui-même viendrait du saindoux dont on graissait autrefois les galettières avant d'y étaler la pâte.
La première fois, on est un peu surpris d’un mets aussi rustique, spécialité de Haute-Bretagne (est de la péninsule), à consommer avec si peu de manière. Et on se demande un quart de seconde comment s’y prendre. Mais on s’y fait très vite. Encore faut-il que ladite galette - ou crêpe salée, comme l’appellent les habitants de Basse-Bretagne, en ajoutant, hérésie suprême, de la farine de froment au blé noir - soit à la hauteur. Elle a beau être une des préparations les plus rudimentaires de la planète, se limitant tel un moine ayant fait vœu de frugalité à trois pauvres ingrédients - eau, farine et sel -, la galette n’en est pas moins capable de se transformer en une palette de produits aux caractéristiques - finesse, moelleux, amertume, croquant, élasticité, acidité - les plus diverses.
Ballet
Pas de mauvaise surprise cependant chez Sylvie Jan, une des reines du billig, réputée à des dizaines de kilomètres à la ronde pour la qualité de ses galettes et à la petite entreprise, la bien nommée Galette enchantée (1), nichée au cœur du pays gallo, en pleine forêt de Brocéliande, sur un des vallons festonnant le village de Concoret (Morbihan). Là, dans un local assez sommaire où les effluves douceâtres et subtilement poivrées du sarrasin vous caressent d'emblée les narines, on peut découvrir quelques-uns des secrets de fabrication de la spécialité bretonne. Même si, comme le souligne la maîtresse des lieux, petit bout de femme énergique et rieuse de 48 ans, «chacun a sa façon de faire».
Où l'on remarque d'abord, posé sur un meuble en inox, les trois grandes plaques circulaires chauffées au gaz où va se dérouler bientôt, telle une partie de bonneteau menée tambour battant, un véritable ballet de gestes à la précision diabolique. D'abord pour déposer une louchée de pâte (12,5 cl) sur la surface brûlante, ensuite pour l'étaler en quelques manipulations rapides, puis la retourner à l'aide d'une longue spatule et enfin la retirer et la laisser reposer avec ses congénères sur un drap blanc. Le tout en trente secondes à peine par unité, à raison d'environ 170 à 180 galettes de l'heure, à emporter ou livrées dans les commerces de bouche de la région. «J'ai mis beaucoup de temps pour y arriver, raconte Sylvie Jan. Avec des seaux et des seaux de pâte avant d'obtenir une galette bien moelleuse, pas trop épaisse, avec des petits trous mais pas trop.»
Outre la qualité de la farine, locale ou d'importation, déterminante dans la saveur du produit final, et la fluidité de la pâte qui commandera son épaisseur, le «tour de main» pour l'étaler sur le billig à l'aide d'un rouable, ou rozell en breton, sorte de petit râteau en bois à bout plein, demeure un instant décisif, qui fait s'arracher les cheveux à nombre de galettiers en herbe. «Il faut être zen et laisser glisser la rozell sur la pâte, sans pression», indique doctement Sylvie Jan, qui tient comme à la prunelle de ses yeux à son instrument, fait à sa main par des heures de pratique.
Avant d'ouvrir sa boutique de galettes, cette dynamique bretonne, qui a grandi dans une petite ferme du pays de Maxent (Ille-et-Vilaine), a connu une autre vie, élevant des chèvres et fabriquant du fromage dans la forêt de Paimpont avec la même passion. Son goût pour le sarrasin, une plante de la famille des polygonacées originaire de Mandchourie et importée en Europe par les croisés au XIIe siècle, n'en est pas moins ancien. «J'ai commencé chez une copine à Maxent, dont le mari avait bricolé un manège avec plusieurs billigs, raconte-t-elle. J'ai aussi une tante qui tenait une crêperie au Val-André où j'ai pu observer pendant la saison comment on fabriquait les galettes.» Autodidacte, elle utilise exclusivement une farine de blé noir d'origine française provenant du Moulin de la Courbe, à Maure-de-Bretagne, laisse à peine la pâte reposer, contrairement à beaucoup de galettières, et peut indifféremment préparer des galettes bio ou conventionnelles. «Franchement, au niveau du goût, on ne voit pas la différence», souffle-t-elle.
Biberon
Il faut dire que le sarrasin, constitutionnellement allergique aux engrais et ne nécessitant aucun produit phytosanitaire, est déjà en soi une plante très écolo. Et qui s’accommode en outre parfaitement des sols pauvres comme des temps humides et doux, ce qui a sans doute favorisé, sous l’impulsion dit-on de la duchesse Anne, sa prolifération en Bretagne, où la galette de blé noir fut longtemps un des aliments de base. Sans gluten, elle est aussi particulièrement digeste. Enfin, telle la pâte à pizza, ses possibilités de mariages avec toutes sortes d’ingrédients semblent sans limite : sardines grillées, saumon fumé, noix de Saint-Jacques, andouille, fondue de poireaux, champignons, camembert, pommes de terre en robe des champs… Sans oublier l’incontournable «complète» jambon-œuf-emmental ou la fameuse galette-saucisse dont on se délecte dans les stades ou à la moindre fête de village. A moins qu’on ne préfère, à la manière des anciens, l’incorporer dans un bol de lait ribot. Reste que, fine ou épaisse, moelleuse ou craquante, de ce simple triptyque eau, farine et gros sel, qui peut servir de parfait substitut au pain, on trouve, de l’est à l’ouest du massif armoricain, une infinité de variétés, chaque Breton ou presque ayant sa galette préférée.
Il suffit pour s'en convaincre de se transporter à quelques kilomètres de Concoret, dans le bourg de Mauron, pour en goûter une version typique, plus épaisse mais pas moins savoureuse. Nous voilà, après avoir grimpé une volée de marches en pierre ornées d'un garde-fou en fer forgé, plongé dans l'antre de Fleur de blé noir (2), une enseigne tenue par une polonaise, Bozeña, qui souhaite garder une certaine discrétion sur son identité, mais n'en est pas moins la preuve vivante que la fabrication de galettes de blé noir n'est pas l'apanage des Bretons. «On dirait les galettes de ma grand-mère qui les cuisait dans la cheminée, au feu de bois», juge Maurice Monvoisin, patron du bar Chez Momo, à un pâté de maisons, qui affirme le plus sérieusement du monde avoir été initié au goût du sarrasin en tétant tout petit du biberon avec des morceaux de galettes dedans.
Chez Bozeña, pas de pétrin de boulanger pour battre la pâte. Tout est fait à la main. Elle a également mis au point un mélange de farines tout personnel, aux goûts plus ou moins puissants, provenant de trois moulins différents. «J'utilise aussi parfois de la farine moulue à l'ancienne, avec le grain entier, précise-t-elle, de son accent à couper au couteau. Cela donne un goût plus fort, plus parfumé.» Comment cette native de Cracovie est-elle devenue championne de la rozell en plein pays gallo ? En cherchant un travail qu'elle pourrait exercer rapidement, raconte-t-elle, et après avoir suivi un stage à l'école de maître crêpier de Maure-de-Bretagne, aujourd'hui installée à Rennes. Son rêve ? Retourner en Pologne pour y ouvrir une crêperie. Elle sourit : «Quand les Bretons me diront que mes galettes sont correctes.»
(1) La Dorbelais, Concoret (56). Rens. : 02 97 22 95 12. (2) 15, place de l'Eglise, Mauron (56). Rens. : 02 97 22 61 04.