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Libération
Graines d’un jour (3/6)

Les goûts et les douleurs

Gourmandes, exotiques, voyageuses… Les plantes racontent leurs histoires.
par Stéphanie Maurice, correspondante à Lille
publié le 20 juillet 2020 à 18h06

Dans les valises des immigrés, il y a toujours eu des graines : le goût de chez soi, de la menthe marocaine ou de la coriandre, aussi surnommée persil arabe ou chinois. Au fil des immigrations, des plantes se sont installées, histoire peu étudiée. Les Polonais ont fait connaître en France l’aneth et le raifort, pour les conserves de cornichons aigres-doux dont ils raffolent. Les Portugais sont les seuls à apprécier le chou galicien, qui se cueille feuille à feuille pour le caldo verde. Toute cette diversité potagère a trouvé refuge dans les jardins ouvriers, initiative de l’abbé Lemire, député du Nord à partir de 1893, créateur de la Ligue du coin de terre et du foyer. Certes, il s’agissait alors de tenir éloignée la classe ouvrière des cabarets, mais les jardiniers immigrés, souvent d’origine paysanne, ont fait foin de ces vertus moralisantes pour s’y aménager un espace de liberté et une mémoire du pays perdu où se croisent toutes les nationalités.

Mais l'histoire des plantes et de l'immigration n'est pas toujours aussi joyeuse : les rizières de Camargue, qui ont fait la richesse des exploitants, ne sont devenues florissantes que grâce à une main-d'œuvre indochinoise utilisée, sans salaire versé, pendant la Seconde Guerre mondiale. Une histoire cachée, que le journaliste Pierre Daum a mise au jour : «En 1939, 20 000 paysans vietnamiens ont été arrachés à leurs rizières, parqués dans des camps d'internement, pour travailler dans les usines d'armement.» Mais la guerre tourne court, et le gouvernement de Vichy ne sait que faire d'eux : une partie retourne en Asie mais les combats maritimes rendent vite le rapatriement compliqué. «Mille cinq cents sont restés sur les bras de l'administration française, explique-t-il. Elle va louer la force de ces bras à des entreprises privées.»

A lire aussiL'épisode précédent de notre série «Graines d'un jour» Fruits et pépins

Et c'est comme ça qu'en Camargue, où le riz ne pousse pas malgré tous les efforts des agriculteurs locaux, on se dit qu'utiliser le savoir-faire de ces Indochinois serait une bonne idée. Bingo ! En septembre 1942 se tient la première moisson de riz comestible de Camargue, grâce à eux. Puis on s'est empressé de les oublier. Après le livre de Pierre Daum, Immigrés de force (1), et le film qui en a été tiré en 2015, Riz amer, une stèle à Salin-de-Giraud (Bouches-du-Rhône) leur rend justice.

(1) Actes Sud (2009).

Demain : Le commerce de graines