A Avignon, la Villa créative propose de confronter les savoirs scientifiques, pédagogiques et artistiques pour créer de nouvelles connaissances. Un événement dont Libération est partenaire.
Le lieu, ici, a précédé la fonction. Après trois ans de travaux, la Villa créative ouvre ses portes. Tout est parti d’une friche au cœur d’Avignon, un vaste et beau bâtiment du XIXe siècle, entouré d’un jardin de 3 000 m². Il a d’abord accueilli une école normale d’institutrices, puis la faculté de sciences, avant d’être jugé obsolète en 2014 – inadapté aux laboratoires universitaires, installés désormais dans des locaux flambant neufs en périphérie d’Avignon, sur le campus Agrosciences. Que faire alors de ces terrains enceints de vieilles pierres ? Le site historique, à l’abri des regards derrière de hauts murs, ne reste pas longtemps sans objet. En 2015, un financement conjoint de l’Etat et des collectivités locales (via un contrat de plan Etat-Région) est engagé pour permettre sa dépollution et sa réhabilitation. Quinze millions d’euros sont mis sur la table, complétés par des financements publics et privés.
Un premier projet d’extension d’Avignon Université est vite abandonné au profit d’une démarche «innovante», disent ses défenseurs. Il s‘agit d’y «faire université en dehors de l’université», résume Anne-Lise Rosier, aux manettes du projet en tant que directrice de la Villa créative. En bref, l’ambition est de créer un espace interdisciplinaire dédié, bien sûr aux enseignants-chercheurs, mais aussi aux artistes, aux acteurs culturels et aux industries créatives. Un «lieu totem» ouvert à la société civile qui vise également l’hybridation des publics, avec des événements gratuits ponctuels (expositions, conférences, spectacles…). Tout un programme ! A la Villa, l’auditorium tout neuf de 80 places, les quatre plateaux artistiques fraîchement livrés, le studio de montage audio et vidéo, les 800 m² d’espaces de bureaux et de formation dédiés aux entreprises – sans oublier la brasserie et le vaste jardin – semblent acter cette promesse d’échange et de mixité d’usages.
Valoriser le patrimoine
Mais une fois le bâtiment réhabilité, encore faut-il pouvoir en assumer les charges de fonctionnement. En ces temps de féroces coupes budgétaires pour les universités – en avril, le gouvernement supprimait par décret 400 millions d’euros au budget de la recherche en France, et la loi de finances 2025 amputait déjà d’un milliard d’euros les ressources du secteur –, la Villa créative s‘appuie sur un modèle de financement public-privé baptisé Société universitaire et de recherche (SUR) et développé dans le cadre du Programme national des investissements d’Avenir 3. L’objectif : renforcer l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur et de recherche qui expérimentent de nouvelles façons de valoriser leur patrimoine. La fortune des Harvard, Oxford et autres Cambridge, véritables empires immobiliers, aurait-elle inspiré le Secrétariat général pour l’investissement ?
Côté français, l’idée de tenter de faire fructifier la pierre via une société privée ne semble guère séduire les universitaires. Lancé en 2018 et assorti de 400 millions d’euros, l’appel national visant à créer des SUR n’a reçu que quinze dossiers. Dont deux seulement sont retenus, et un seul concernant l’immobilier universitaire : la Villa créative avignonnaise. Peut-être parce que, comme le souligne Julien Gossa, enseignant-chercheur de l’université de Strasbourg /CNRS, spécialiste des politiques publiques dans l’enseignement et la recherche, ce programme ne relève pas de la compétence universitaire : «On sort de notre cœur de métier.» Sans doute aussi parce que les partenariats publics-privés posent de nombreuses questions, notamment dans le secteur de la recherche et de l’enseignement où l’indépendance est une valeur cardinale.
Leurs limites ont d’ailleurs été pointées du doigt par un rapport sénatorial il y a une dizaine d’années puis par la Cour des comptes européenne. «Ils se traduisent systématiquement par une énorme asymétrie», juge Julien Gossa. D’une part, parce que quand le privé ne gagne pas d’argent, «il va retirer ses billes, alors que le public est pieds et poings liés». D’autre part, parce que les comptables et les juristes universitaires connaissent moins bien les contentieux commerciaux, «on se fait donc systématiquement avoir par des gens dont le métier consiste à chercher des bénéfices».
«Sans ce modèle, nous n’aurions simplement pas eu les moyens»
A la Villa créative, on rassure. Le montage juridique et financier de la SUR avignonnaise a été construit sur mesure. «C‘est le privé qui y vient au secours du public et non l’inverse.» L’équipe a «renforcé les garde-fous» prévus dans le programme initial, précise Anne-Lise Rosier. Ainsi, le public reste majoritaire au sein de la société privée (détenue à 48 % par Avignon Université, à 17 % par la Banque des territoires, soit l’Etat, et à 35 % par Etic, une entreprise solidaire d’utilité sociale), qui ne gère «que» le bâtiment. La programmation et les projets sont financés, par ailleurs, par des subventions, du mécénat ou des dotations que l’équipe de la Villa créative doit aller chercher au coup par coup.
Concrètement, la SUR perçoit des loyers via la location d’espaces, qui permettent d’autofinancer une partie des frais de fonctionnement du site. «Sans ce modèle, nous n’aurions simplement pas eu les moyens d’exploiter ce bâtiment, nous aurions dû le rendre à l’Etat», poursuit Anne-Lise Rosier. La petite université d’Avignon (6 400 étudiants en 2023) ne fait pas exception. Dans son rapport d’octobre 2022 sur l’immobilier universitaire, la Cour des comptes le confirme, jugeant «défaillant» le financement du patrimoine partout en France : les établissements n’ont tout simplement plus les moyens de remplir leurs obligations d’entretien.
L’université n’aurait-elle d’autre choix aujourd’hui que de se tourner vers le privé pour financer ses murs, et pour y déployer ses activités ? Pour Serge Defois, vice-président stratégie et développement de Nantes Université, le modèle de financement classique est arrivé à son terme, «sauf si demain l’Etat le reprend à sa charge, ce qui m’étonnerait fort», glisse-t-il. Aujourd’hui, le déficit est structurel, mais les universités ne peuvent ni faire fructifier directement leur patrimoine, ni emprunter… «Ça devient compliqué. Le lien public-privé peut susciter des questions, mais il est porteur de voies intéressantes à explorer», juge Serge Defois.
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Reste le risque de la dégradation des missions de service public, et de la perte d’indépendance. Pour Julien Gossa, le modèle expérimenté à la Villa créative semble néanmoins beaucoup moins dangereux qu’une privatisation mal encadrée. Car pour faire face à des situations d’asphyxie budgétaire, il n’est pas rare que des établissements signent des accords avec des partenaires privés, tels TotalEnergies, sans maîtriser l’influence de ces derniers sur les cursus et la pédagogie. «Quitte à ce qu’il y ait une interface avec un pouvoir extérieur, autant que ce soit identifié, circonscrit en un endroit précis, où l’on ne fait pas des diplômes nationaux.» Cette transparence est sans doute l’un des atouts de la villa avignonnaise. De quoi convaincre d’autres établissements ? S‘il juge l’expérimentation «inspirante», Serge Defois reste prudent : «Je ne dis pas que cela va se faire à Nantes l’an prochain, mais on va regarder comment cela évolue.»
Temps forts
De son côté, l’équipe de la Villa créative avance. Elle accueille dans ses murs plusieurs acteurs implantés sur le territoire : le Conservatoire national des arts et métiers de la région Paca, dédié à la formation professionnelle ; l’Ecole des nouvelles images qui forme chaque année 250 étudiants aux métiers du Cinéma d’animation 2D /3D et du jeu vidéo ; la French Tech Grande Provence qui accompagne des start-up et autres entreprises innovantes du territoire, ou encore le Frames Web Video Festival, qui explore les nouvelles formes de narration et les enjeux du numérique et qui organise ses rencontres au sein de la Villa.
Et pour compléter la programmation scientifique, artistique et pédagogique, deux vagues d’appel à manifestation d’intérêt devraient être lancées chaque année. Cinquante projets ont d’ores et déjà été sélectionnés pour les prochains mois par des collèges d’experts, mêlant des enseignants-chercheurs, des personnalités du monde de l’éducation, des artistes et des créateurs culturels ainsi que des résidents de la Villa créative.
Parmi les temps forts attendus, l’exposition du photographe Edward Burtynsky conçue par le Centre culturel canadien, «la Terre en creux : de l’échelle humaine à l’échelle globale». «Un projet majeur», salue Anne-Lise Rosier. Autre rendez-vous phare, le tutorat du Festival d’Avignon «Transmission impossible» porté par la chorégraphe Mathilde Monnier, qui encadre durant trois semaines le travail d’une trentaine d’artistes émergents, français et internationaux. Leurs performances seront ouvertes au public et aux professionnels. Eve Lombart, administratrice du Festival d’Avignon, relève l’importance d’un «espace physique permettant des échanges réguliers, des rencontres, des ponts» entre des disciplines et des secteurs différents mais dont les projets peuvent converger. «Les années précédentes, des partenariats existaient, mais ils ne prenaient forme qu’au moment du festival, de l’événement. Avec la Villa créative, il y a une cohérence entre le fond et la forme.» Aux yeux de l’administratrice, travailler avec la nouvelle structure présente aussi un précieux appui pédagogique. Exemple avec le diplôme «culture et handicap(s) : accessibilité 360°», qui prolonge les réflexions de l’équipe du festival sur un spectacle vivant plus inclusif.
Et demain ? Le modèle doit inspirer celui de la Villa Naturalité – Avignon Université, dédiée à la santé, à l’environnement, et aux sciences agronomes. Son ouverture est prévue en 2028. De quoi conforter Anne-Lise Rosier : «L’avenir est, je pense, dans cette hybridation public-privé, mais avec des garanties pour que le public reste majoritaire, et que le service public soit à la direction de la programmation.»