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Libération
Reportage

A Bordeaux, des logements dont vous êtes le héros

Des villes qui nous ressemblent dossier
Dans le quartier de Brazza, la ville a demandé aux promoteurs et architectes de proposer, à des prix attractifs, de grands volumes inachevés que les acquéreurs s’approprieraient et finiraient eux-mêmes.
Des logements en «volumes capables», abordables et adaptables par les habitants eux-mêmes, ont été conçus dans le quartier Brazza, à Bordeaux. Le 19 mars 2025. (Céline Levain/Mirage Collectif pour Libération)
publié le 30 mars 2025 à 21h44
(mis à jour le 31 mars 2025 à 16h50)

Du 3 au 6 avril 2025 à Bordeaux, le Fonds de dotation Quartus pour l’architecture organise une série de rencontres, ateliers et explorations urbaines sur la manière de concevoir et habiter les villes. Un événement dont Libération est partenaire.

Ce matin de mars, on se perd et on ne croise pas un chat dans les travées de Brazza. Le nouveau quartier de la rive droite de Bordeaux, censé cumuler 4 800 logements d’ici 2032, a le charme minimal et le visage déroutant de ces portions de ville créées ex nihilo : un ensemble flambant neuf d’immeubles dépareillés, façon collage, où la vie sociale n’a pas encore pris. Reste qu’ici, à défaut d’une vie de quartier, certains des nouveaux arrivants jouissent d’une compensation inédite : à l’intérieur, ils ont pu inventer, du sol au plafond, ce que serait leur logement.

Baptisés «volumes capables», ces logements à finir viennent d’une idée promue par l’ancienne directrice générale de l’aménagement de la ville, Michèle Laruë-Charlus, au moment du lancement de Brazza. «Le but était double, rembobine-t-elle, vingt ans plus tard. Du logement abordable pour les jeunes ménages et les artisans qui voulaient rester ou revenir en ville ; et des espaces appropriables qui s’adaptent aux besoins contemporains.» La ville, propriétaire du foncier, a plafonné le prix du m2 (autour de 2 200 euros), soumis l’acquisition des futurs lots à des conditions de ressources, et mis en place un dispositif antispéculation. Charge, ensuite, aux promoteurs et aux archis de réaliser cette expérimentation architecturale et immobilière, prévue pour plusieurs centaines de lots.

«Laisser le champ le plus libre possible aux futurs occupants»

Exemple avec le projet de 32 logements en volumes capables du promoteur Eden et des architectes de A6A, lauréat de l’Equerre d’argent 2023, catégorie Habitat. Soit, réparties dans deux bâtiments jumeaux, autant de grandes boîtes de béton brut, hautes de 5 mètres de chappe à chappe, livrées il y a deux ans dans leur plus simple appareil : salle de bains, toilettes et kitchenette ; VMC et gaine technique. En renonçant à tout ou partie de la double hauteur, les surfaces initiales (de 45 à 83 m2) peuvent presque doubler. «L’enjeu, en tant que concepteur, a été de savoir se retirer à temps pour laisser le champ le plus libre possible aux futurs occupants», souligne Roberto de Uña (A6A), qui décrit le projet comme une «succession de maisons superposées», et habite aujourd’hui l’une d’elles. Pour que tous les scénarios d’aménagement restent possibles, y compris pour les habitants suivants : «Des fenêtres partout et deux portes d’entrée.»

Les voisins rencontrés sont conquis. Au premier étage, Michael Hauss, jeune architecte lui aussi, a pu dessiner les plans de l’appartement qu’il partage avec sa compagne. «Les programmes neufs habituels sont très compacts, standardisés et figés. La personnalisation s’arrête au choix du carrelage ou de la robinetterie. J’ai aimé l’idée qu’ici, avant d’emménager, il faille se mouiller un peu.» Le tout à un prix défiant la concurrence : «2 700 euros le m2 après travaux, versus plus de 4 000 ailleurs dans le neuf.» Même enthousiasme au second, où Emeline Vincent, cadre dans un musée bordelais, vit en famille dans 130 m2 : «Une surface inespérée à Bordeaux !» Une cousine de son compagnon, architecte d’intérieur, a épaulé le couple : «On a pu faire l’appartement à notre image : choisir le nombre de chambres [quatre, ndlr], organiser la vie intérieure autour de la cuisine, et conserver certains traits architecturaux, comme le béton apparent.» Pour tenir le budget (255 000 euros d’acquisition + 80 000 de travaux), ils ont fait une partie eux-mêmes : «L’installation de la cuisine, la pose du parquet à l’étage, le ponçage et le vernissage de la chappe au rez-de-chaussée.»

Un tiers des lots investis par… des architectes

Côté promoteurs, les retours varient. Certains se sont plaints de n’avoir pas résolu l’équation de la rentabilité, liée au plafonnement des prix. D’autres sont sortis convaincus de l’expérience. A l’image d’Eden Promotion, qui a développé d’autres volumes capables à La Rochelle. Ou du COL (Comité ouvrier du logement), dont le programme d’habitat participatif en accession sociale à la propriété (Lemérou Architecture) s’est idéalement marié à la flexibilité des volumes capables : «Cela a produit des logements très personnels, proches des besoins des gens, confie son DG, Imed Robbana. Ça nous inspirera dans le futur.» Reste la question de l’accessibilité : ces boîtes vides, où tout est à faire, ont rebuté certains ménages candidats. De fait, un tiers des lots bâtis par Eden et A6A ont été investis par… des architectes. «Le bilan social reste ambigu, car en lieu et place des ménages modestes et des artisans, c’est une ruée de CSP “plutôt +” qui s’est produite», note ainsi Bernard Blanc, ancien adjoint à l’urbanisme et DG, jusqu’en 2018, du bailleur public Aquitanis. A Brazza comme ailleurs, l’avenir dira de quoi ces volumes-là sont vraiment capables.