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Climat Libé Tour : les débats

A Bordeaux, «on ne peut pas dire aux gens que la fête est finie alors qu’ils n’ont jamais participé à la fête»

Première étape d’une série de rendez-vous à travers toute la France sur le thème de la transition écologique, le Climat Libé Tour était en Gironde ce week-end. Retour sur la journée de samedi.
A Bordeaux, samedi. (Céline Levain/Mirage Collectif pour Libération)
par Eva Fonteneau, correspondante à Bordeaux
publié le 5 février 2023 à 18h18
Transports, alimentation, végétalisation… En 2023, Libé explore la thématique de la transition écologique lors d’une série de rendez-vous inédits. Objectif : trouver des solutions au plus près des territoires. Première étape, Bordeaux, les 4 et 5 février.

Juillet 2022. Le ciel s’assombrit, la nature s’embrase. Le monde a les yeux rivés sur la Gironde et ses incendies. A ce moment précis, personne ne se doute encore qu’un long et rude combat s’apprête à être mené pour stopper la course folle d’un feu devenu incontrôlable. En seulement quelques semaines, avec la sécheresse et les températures caniculaires, plus de 30 000 hectares de forêt partent en fumée. Une catastrophe écologique dans un territoire jusque-là préservé. Sept mois plus tard, alors que le traumatisme est encore vif dans la mémoire collective, le Climat Libé Tour pose ses valises dans le centre-ville de Bordeaux, le temps d’un week-end, pour une première étape. Tout un symbole pour la capitale girondine qui fourmille aussi de solutions pour relever le défi de la transition écologique.

Pendant deux jours, à travers des débats, conférences et ateliers, une dizaine de chercheurs, politiques, philosophes, militants et économistes s’interrogent devant un parterre de citoyens venus en nombre chauffer les bancs des amphithéâtres de l’université de Bordeaux : l’écologie face à la justice sociale, faut-il choisir ? Le réchauffement climatique et la protection des vulnérables sont-elles compatibles ? Le questionnement est d’autant plus légitime que le contexte climatique se superpose à une crise de l’énergie, synonyme d’envolée des prix, et une inflation générale qui perdure. Avec une évidence désormais : tendre vers une société décarbonée n’est pas sans risques sociaux.

«Notre vision, c’est la sobriété choisie»

Présents lors des premiers échanges, plutôt animés : le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, l’ancien Premier ministre et président de la Fondation Jean-Jaurès, Jean-Marc Ayrault, le maire de Bordeaux, Pierre Hurmic, et la cheffe économiste de la direction du Trésor, Agnès Bénassy-Quéré. Un chiffre dégainé par le Trésor a retenu toute l’attention de l’auditoire : 50 milliards. C’est le coût, annuel, de la transition écologique pour atteindre l’objectif de 55 % de réduction de gaz à effet de serre d’ici 2030. Forcément, une question brûle toutes les lèvres : qui doit payer l’ardoise ? La question d’un «partage plus juste et équitable» a traversé l’heure et demie de débats samedi matin. «Je ne suis pas spécialiste des milliards, mais je sais, grâce au rapport d’Oxfam, qu’1 % des plus riches gagne autant que la moitié de la population. L’année dernière, les quarante plus grandes entreprises françaises ont donné 82 milliards à leurs actionnaires. Vous voyez, moi je les ai déjà trouvés les 50 milliards», a taclé d’emblée Philippe Martinez.

L’ancien Premier ministre a embrayé sur la nécessité de stopper les discours culpabilisateurs : «On le sait, les premiers à payer la facture, ce sont les citoyens les moins favorisés, ceux-là mêmes qui émettent le moins d’émissions carbone. Il en faut peu pour que le sentiment d’injustice se transforme en colère. On l’a vu avec les gilets jaunes ou les bonnets rouges et l’écotaxe. La question de l’acceptabilité est primordiale si on veut avancer. L’effort demandé n’est pas perçu de la même manière lorsqu’il se conjugue à une crise sociale.» Pointant un système libéral des années 80 à bout de souffle, il milite pour une «réhabilitation de la planification écologique» par l’Etat. A ses côtés, le maire de Bordeaux, se revendiquant à la fois «maire du quotidien et du lendemain», a martelé l’importance de ne pas confondre sobriété et austérité : «Notre vision, c’est la sobriété choisie : se priver du superflu. Alors que l’austérité, c’est se priver de l’essentiel. On a pas le droit de dire aux gens que la fête est finie alors qu’ils n’ont jamais participé à la fête.»

Subir la sobriété. La question de la précarité énergétique en est l’un des exemples les plus criants. Dans une conférence qui réunissait notamment le député PS Boris Vallaud, la journaliste Paloma Moritz et le président-directeur général de l’Ademe, Boris Ravignon, il a été rappelé avec force que 5,6 millions de ménages sont dans cette situation en France. Ces foyers sont particulièrement exposés aux aléas climatiques et à la hausse du prix de l’énergie malgré la montée en puissance de politiques d’aide à la rénovation énergétique depuis dix ans. «On demande aux plus démunis de jouer un rôle dans la transition écologique, mais quand ils n’auront plus à arbitrer entre se chauffer et manger, on aura déjà fait un grand pas en avant», a longuement insisté le député PS.

«Le public a une expertise du quotidien»

Au cours de cette première journée de débats, il n’aura pas fallu longtemps avant que le Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest (GPSO) surgisse dans les discussions. Dans la région, il cristallise les oppositions et génère un fort sentiment d’injustice sociale. «Comment peut-on demander aux Français de baisser le chauffage et de moins prendre la voiture et envisager dans un même temps de construire une nouvelle ligne à grande vitesse qui coûte des milliards au détriment des petites lignes du quotidien et détruit plusieurs écosystèmes», ont déploré avec vigueur Pierre Hurmic qui dénonce «une folie écologique», le président du département de la Gironde, Jean-Luc Gleyze, ou députée au Parlement européen et présidente de la commission transport et tourisme, Karima Delli.

La mobilité, un accélérateur de précarité ? Lors d’une conférence baptisée «Villes versus campagnes : le retour des gilets jaunes ?», la chercheuse en science politique au CNRS et coordinatrice de l’Agence nationale de la recherche sur les gilets jaunes, Magali Della Sudda, a rappelé comment des Français dépendants de leurs voitures pour le quotidien ont déferlé dans la rue pour dénoncer l’injustice de la taxe carbone dans un contexte d’inégalités territoriales. «Si les gilets jaunes ont été aussi actifs en Gironde c’est parce que le département est emblématique de cette gentrification qui exclut et repousse de plus en plus les habitants les moins aisés vers les périphéries. Pourquoi taxer le carburant des citoyens et pas celui des avions et des gros bateaux ?» Vincent Tiberj, sociologue et chercheur au centre Emile-Durkheim de Sciences-Po Bordeaux, a résumé l’enjeu en une phrase : «Ce n’est pas de moi, mais l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage.» Alors, peut-on faire confiance aux citoyens pour planifier ? «Oui et c’est même indispensable car le public a une expertise du quotidien, a tranché la présidente de la Commission nationale du débat public, Chantal Jouanno. Reste à savoir comment aller chercher les gens les plus éloignés du décideur ?»

«Impossibilité d’être parfait»

Pour clôturer cette première journée, la venue d’Hugo Clément a attiré la foule. Le journaliste, révélé par l’émission Quotidien en 2016, très populaire sur les réseaux sociaux, est revenu longuement sur les raisons de son engagement en faveur de l’environnement et du bien-être animal. «Face à l’urgence climatique, tout le monde n’a pas la même responsabilité. Je pense d’abord au pouvoir politique, économique ou symbolique, celui des influenceurs notamment. Ils ont le devoir, avant tout le monde, d’intervenir», a-t-il déroulé en préambule. Il a fustigé le rôle de certaines multinationales, des chasseurs ou encore dénoncé des «programmes politiques trop rarement honorés», à l’origine, selon lui, d’une défiance et d’un ressentiment généralisé. Attentif au «sentiment d’éco-anxiété» qui paralyse parfois les plus jeunes, démoralisés face à l’ampleur de la tâche, il a insisté sur «l’impossibilité d’être parfait» et a invité les auditeurs qui souhaitent faire mieux à encourager les efforts du quotidien. «Pour faire bouger les choses rapidement, mieux vaut des millions de gens qui réduisent progressivement leur impact sur l’environnement, sans pour autant être exemplaires, que quelques milliers d’écolos irréprochables.»

Le Climat Libé Tour se poursuit ce dimanche avec l’écrivain Erik Orsenna, le streamer politique sur Twitch Jean Massiet, l’hydrologue Emma Haziza, des militants de Youth for Climate ou Dernière Rénovation… Au programme notamment, une question sur les fleuves : sont-ils des citoyens comme les autres ? Et un débat sur le militantisme écologique : faut-il plus de radicalité pour sauver la Terre ?