A l’heure de la transition écologique, en partenariat avec la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu), plongée dans les projets et initiatives qui font bouger les politiques urbaines.
Sur le mur, un grand poster blanc fait office de tableau éphémère. Raphaëlle Anginot complète au feutre les colonnes des mois à venir. En une dizaine de minutes, le rétroplanning est élaboré, le cap fixé : à la fin de l’été, la caisse alimentaire commune de Dieulefit sera lancée. «On a hâte de passer à la rencontre avec les gens», sourit la trentenaire qui tient le marqueur. En reconversion pour devenir paysanne boulangère, l’ingénieure agroéconomiste est également l’animatrice du collectif citoyen qui s’est créé autour des enjeux de sécurité et de démocratie alimentaires dans cette ville de la Drôme. Il y a urgence. le changement climatique et les crises que traverse le monde agricole imposent de nouvelles pratiques.
Ce jour de janvier, une demi-douzaine de femmes se sont réunies dans le salon d’une participante. Agées de 29 à 59 ans, elles travaillent dans le domaine agricole, élèvent leurs enfants ou sont sans emploi. Depuis des mois, toutes ont dédié de l’énergie au projet en passe de se concrétiser : l’expérimentation d’une sécurité sociale de l’alimentation (SSA) à l’échelle de ce territoire rural. Pour y parvenir, l’une des dernières étapes, pas des moindres, est d’élaborer le «pilote» de cette initiative solidaire : un conseil local de l’alimentation (CLA) composé de citoyens volontaires. «On va démarrer par des débats puis il va falloir prendre des décisions», rappelle Raphaëlle Anginot en début de séance.
«La grande distribution est un leurre»
Quel sera le nombre des participants au CLA ? La durée de leur engagement ? L’étendue du champ de leurs décisions ? Au côté de ces consommateurs avertis, quelle place donner aux producteurs, aux transformateurs et aux distributeurs ? Et en vertu de quel modèle de gouvernance ? Chaque point est discuté, puis donne lieu à la recherche d’un consensus. La parole et l’écoute sont fluides dans le groupe de travail. A l’issue de plusieurs heures de concentration collective, ces femmes formulent des propositions, qui seront soumises le dimanche suivant à une assemblée mixte plus nombreuse.
Et dans quelques mois, les membres du projet devraient pouvoir tester cette autre manière de faire les courses. Leur adhésion à la SSA leur permettra de bénéficier chaque mois, sans condition de revenus, d’un montant fixe pour acheter des denrées désignées par ce fameux CLA, car produites selon des critères précis. Cet accès facilité à des aliments de qualité, bios et locaux se fera en échange d’une cotisation, sur le modèle de notre système de santé fondé sur la solidarité. L’autre objectif : garantir des revenus décents aux agriculteurs et valoriser l’exploitation durable de leurs terres.
«La multitude de choix offerts dans la grande distribution est un leurre, car l’industrie agroalimentaire induit un non-choix sur toute la chaîne de transformation», souligne Diane Hafkin, sculptrice et ouvrière agricole dans l’élevage, qui vit à une dizaine de kilomètres de Dieulefit. En 2023, elle a été l’une des coordinatrices du collectif national consacré à la SSA. La Drôme compte parmi une trentaine de territoires en France à œuvrer pour l’avènement de ce droit à se nourrir sainement et de manière éthique, étroitement lié au développement des modèles agricoles plus résilients.
Le rendez-vous du lavoir
La crise du Covid, qui a bousculé notre rapport à l’approvisionnement, a été une première alerte. Puis l’explosion de l’inflation et l’urgence climatique ont renforcé cette aspiration à «penser la résilience alimentaire pas uniquement pour les privilégiés mais aussi avec une préoccupation de justice sociale», explique Camille Perrin, conseillère municipale en charge de l’alimentation à Dieulefit. Elue en 2020 sur une liste citoyenne, elle a cofondé l’année suivante un marché autour de l’ancien lavoir de la ville, dans un quartier mêlant logements sociaux et résidences individuelles, non loin d’un écoquartier. Sa particularité : vendre des produits bios, frais et locaux à des tarifs différenciés en fonction des revenus des clients.
«Nous avons fait ce choix radical mais assumé que le système de redistribution soit autonome et autogéré, et il n’a jamais été déficitaire», salue Mathieu Yon. Ce maraîcher bio est également à l’origine du rendez-vous du lavoir, né d’une envie commune avec Camille Perrin et le géographe Noé Guiraud, auteur pour Popsu Territoires de Dieulefit, de la terre à l’assiette, vers la relocalisation alimentaire ? qui a mené une recherche-action pour étayer cette expérience. Mathieu Yon a été le premier à y vendre ses légumes chaque mercredi soir. Rapidement, il a été rejoint par un boulanger, un producteur de pommes, un autre d’œufs, un apiculteur, un fromager et un éleveur d’agneaux. Puis deux autres points de vente ont été créés dans des villages alentour, réunissant en tout une quinzaine de paysans.
Ces marchés reliés par une caisse commune ont eu lieu pour la dernière fois en décembre. Après deux ans de succès, ils laissent place au projet de SSA, qui «va en être la continuité» à plus grande échelle, explique Mathieu Yon. Le système de prix différenciés reste une expérience fondatrice : «On peut le démarrer avec rien, si ce n’est de la pédagogie», salue le cultivateur dont «la plus grande gratification» a été de «nouer des liens avec des gens qui n’étaient pas des clients classiques en bio, qui ont redécouvert des goûts, des produits qu’ils ne pouvaient plus acheter». Des moments précieux «pour s’apprivoiser», «sortir de la caricature de l’aide alimentaire». Et gagner un pari : «A prix égal, tout le monde choisit la meilleure tomate.»