Comment réconcilier métropoles et campagnes, périphéries et centres-villes, écologie et habitat ? Plongée, en partenariat avec la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu) dans les initiatives qui améliorent les politiques urbaines.
Depuis le fort de la Bastille, bâti sur la pointe sud du massif de la Chartreuse qui s’avance dans la vallée de Grenoble telle une étrave, la vue est imprenable. Trois cents mètres plus bas, juste en dessous et sur des kilomètres, l’agglomération au demi-million d’habitants s’étale, dense, compacte, remplissant la totalité de ce fond de vallée plat, enserré entre les montagnes.
Cette concentration a-t-elle été facilitée par cette géographie privilégiée, ces espaces accueillants ? Charles Ambrosino, enseignant-chercheur à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine et au labo Pacte de l’université Grenoble-Alpes, sourit et balaie l’apparence : «Toute cette plaine à nos pieds n’était jusqu’à la fin du XVIIIe siècle qu’une immense zone humide, marécageuse, soumise aux inondations !» Les rivières Drac et Isère occupaient tout l’espace de leurs innombrables méandres…
Cocoordinateur du programme «Grenoble XXI», retrouver les voi(es)x de l’eau» (Popsu Transitions 2023-2026), Ambrosino appelle un profond changement de regard sur la technopole : «On est venu habiter un territoire humide, non habitable, grâce au développement d’une ingénierie d’abord militaire puis civile qui a peu à peu, du XVIIe au XXe siècle, asséché la plaine grâce à un ensemble d’infrastructures, une machinerie hydraulique.» Endiguements successifs, fossés, chantournes, canaux, puis canalisations, pompes : «Depuis trois cents ans, on assèche Grenoble. Cette ville est un polder ! L’eau est partout mais on ne la voit plus», souligne l’urbaniste.
«Comment réhydrater le cyborg grenoblois ?»
Antoine Brochet, chercheur en sciences sociales de l’eau au labo Pacte, nous guide sur le flanc ouest de la Bastille, pour surplomber la Presqu’île scientifique. Cette bande de territoire enserrée entre Isère et Drac, à l’amont immédiat de leur confluence, est «une pure création humaine, l’archétype du territoire cyborg». Le cours des rivières est ici contraint, détourné et rendu rectiligne par les digues. Ici se dressaient les réacteurs expérimentaux du Centre à l’énergie atomique (CEA), aujourd’hui reconverti en temple des nanotechnologies, flanqué de l’anneau de l’accélérateur de particules grenoblois et d’un nouveau quartier d’habitation. Le tout sur un terrain d’alluvions truffé de canalisations, où «des stations de pompages évacuent l’eau en permanence».
Si l’eau a été longtemps oubliée, l’évolution climatique la remet au centre des préoccupations des habitants comme des pouvoirs publics. La multiplication des canicules rend indispensable le recours à l’eau : «Comment réhydrater le cyborg grenoblois ?» s’interrogent les chercheurs. «Ici, tous les systèmes techniques inventés visaient à accélérer la circulation de l’eau, son évacuation ; aujourd’hui on nous invite à la ralentir et à l’utiliser sur place», explique Brochet. De même, Grenoble s’est construit dos aux rivières, en défense, si bien que l’accès à l’eau n’est presque nulle part possible.
«Perte de la culture du risque»
Dans le même temps, la montée des risques d’inondations oblige l’agglomération à se repenser : «L’invisibilisation de l’eau a conduit à une amnésie environnementale et à la perte de la culture du risque», résument les chercheurs. Plus d’un siècle et demi après la dernière grande inondation par l’Isère, en 1859, un risque écarté refait surface…
Un autre profond changement de regard s’impose : «L’eau est le vrai atout du territoire», tranche Charles Ambrosino, bien plus que le «triptyque recherche-université-industrie» né à la fin du XIXe siècle avec l’hydroélectricité et traditionnellement considéré comme le fondement de «l’aventure technopolitaine». Les origines de l’ingénierie et de l’industrie locales sont liées à la lutte contre les inondations, puis la mise sous contrôle de cette ressource en eau, considérée comme illimitée, a permis le remarquable essor local.
«Un siècle plus tard, une partie du développement est encore liée à l’eau souterraine pompée au sud de l‘agglomération», explique Ambrosino qui d’un geste survole la plaine pour montrer à l’opposé, tout à l’est dans la vallée du Grésivaudan, les bâtiments de production de puces, bien visibles malgré la distance, de StMicroelectronic, grande consommatrice d’eau pure.
Avec le changement climatique, «des crispations sur la ressource en eau traversent les sociétés civiles et les sphères politiques, relève l’urbaniste. Nous devons repositionner notre dépendance à cette ressource naturelle qui a permis la singularité du développement de la technopole.» Mêlant chercheurs de toutes disciplines et techniciens de Grenoble-Alpes métropole et de l’Agence d’urbanisme de la région grenobloise, le programme «Grenoble XXI» se fixe un cap majeur, conclut son coordinateur : «Hybrider les savoirs pour pouvoir passer de l’action historique “sur” le milieu à une action “avec“ le milieu, ce territoire cyborg dont nous avons hérité».