Du 3 au 6 avril 2025 à Bordeaux, le Fonds de dotation Quartus pour l’architecture organise une série de rencontres, ateliers et explorations urbaines sur la manière de concevoir et habiter les villes. Un événement dont Libération est partenaire.
Quand les tractopelles et les bulldozers sont arrivés dans son quartier il y a un an, Maïa Rosa n’avait qu’un seul souhait : que les ouvriers ne touchent pas à l’olivier planté devant sa maison, ni à la dépendance construite à l’arrière du jardin. Des souvenirs de son défunt mari. «Cet arbre, il l’a planté à notre arrivée en France, il venait de notre village au Portugal. C’était il y a plus de cinquante ans ! J’y tiens beaucoup, comme cette petite extension qu’il a construite de ses propres mains», retrace l’octogénaire, assise sur sa terrasse. Dans bien d’autres réhabilitations de quartier, un bâtiment érigé sans permis de construire par des locataires et un arbre planté sur la voie publique auraient certainement été détruits sans état d’âme. Dans le quartier de Beutre, à Mérignac, à quelques kilomètres à l’ouest de Bordeaux, l’histoire des lieux a donné une tout autre boussole au chantier.
Christophe Hutin, le maître d’œuvre, l’avait bien en tête lorsqu’il a remporté le concours organisé par le bailleur social Aquitanis, en 2019. Un projet à 12 millions d’euros dont la livraison est prévue cette année. Pendant des mois, celui qui a également été le commissaire du pavillon français à la biennale d’architecture de Venise en 2021, avec le thème «Les communautés à l’œuvre», installe son bureau d’architecture dans une maison vacante au cœur du quartier et, avec un anthropologue, Eric Chauvier, il part à la rencontre des habitants. Il se remémore l’insalubrité de certains logements : les toits en amiante, les poêles à mazout, l’isolation quasi inexistante… «Mais ce qui nous a surtout frappés, ce sont les nombreuses améliorations réalisées : des finitions à la création d’une piscine, un abri de jardin, une dépendance, un massif de fleurs… Sur trois générations, ces gens ont fabriqué leur communauté. C’était essentiel de partir de là.» L’architecte propose alors d’officialiser l’existence de ce qui a été bâti pendant cinq décennies. Le projet fait écho à son propre parcours. Lors d’un long séjour en Afrique du Sud, quand il avait 19 ans, il découvre l’autoconstruction dans le quartier de Soweto. «Un souvenir indélébile. C’est à ce moment que j’ai su que je voulais devenir architecte.»
«Les maisons étaient livrées brutes»
A l’orée de la forêt, au milieu des lotissements neufs de Mérignac, son arrivée dans l’un des quartiers les plus précaires de la ville n’a pas toujours été perçue d’un bon œil par ses habitants. «J’ai pris dans la tête cinquante ans de ressentiment», constate-t-il avec du recul. A l’origine, Beutre est une «cité d’urgence» construite par l’Etat en deux temps, en 1968 et 1970. Une zone de transit destinée à accueillir les gens en situation de migration ou issus de la décolonisation. Au total, 93 logements sortent de terre pour accueillir des Harkis, des Espagnols ou des Portugais. Ils sont placés temporairement à Beutre, le temps d’obtenir la nationalité française ou un logement social. Les barrettes de maisons accueillent aussi des habitants «déplacés» pendant les travaux du nouveau quartier Mériadeck, à Bordeaux.
Pour beaucoup, l’ascenseur social tombe en panne et le temporaire devient définitif. «Il faut s’imaginer : dans les années 70, il n’y avait rien, pas d’infrastructures. Les maisons n’étaient pas finies, livrées brutes. C’était une relégation totale. Mais de façon un peu collective et grâce à la solidarité, ces locataires oubliés de tous se sont organisés pour mieux vivre», rapporte Christophe Hutin, impressionné par leur travail.
«On a dû remballer nos enduits»
Christine Sanchez, 85 ans, fait partie de ceux qui ont grincé des dents au tout début. «Je ne voulais pas qu’on touche à ma maison, c’était chez nous. Mais ils ont bien travaillé. J’ai plus d’espace maintenant et je paye moins cher de chauffage», dit la retraitée. Grâce aux travaux de rénovation, des locataires ont gagné des centaines d’euros sur leur facture d’énergie mensuelle. Ce qui a permis d’absorber la petite hausse des loyers sans mettre la main au portefeuille, concède Christine.
Les modifications apportées par les habitants au fil des ans, conservées par l’architecte dans son projet, ont le plus souvent été effectuées à l’arrière des maisons. Les façades, elles, ont toutes été refaites à l’identique, avec une extension recouverte d’un bardage en bois. Cette dernière a permis d’accueillir une nouvelle chambre, un dressing, une salle de bains… en fonction des besoins de chacun. Des familles ont ainsi doublé leur surface d’habitation, passant de 40 m2 à 80 m2. «Les façades uniformes, c’est une volonté des habitants. On a dû remballer nos enduits et nos volets colorés car ils voulaient que leur quartier ressemble aux autres lotissements de la ville. Un moyen de s’intégrer, des années plus tard», explique Christophe Hutin.
Les réfractaires ont eu la possibilité de refuser le chantier, à condition de l’acter devant huissier. «A Beutre, la participation s’est faite en sens inverse. Ce ne sont pas les habitants qui participent, c’est moi, explique Christophe Hutin. Il y a aussi une notion de réparation dans cet aménagement, ce qui nous a permis d’obtenir des financements plus importants.» Et de conclure : «On leur devait bien ça.»