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Libération
Reportage

A Pessac, la «grande communauté» de la cité des Castors entretient la mémoire ouvrière

Des villes qui nous ressemblent dossier
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, des ouvriers girondins bâtissent leur propre quartier, inaugurant un modèle collaboratif repris partout en France, et dont l’esprit reste bien vivant, aujourd’hui encore.
Dans la cité des Castors, à Pessac, le 18 mars 2025. (Céline Levain/Mirage Collectif pour Libération)
par Eva Fonteneau, correspondante à Bordeaux
publié le 31 mars 2025 à 4h49
(mis à jour le 31 mars 2025 à 16h03)

Du 3 au 6 avril 2025 à Bordeaux, le Fonds de dotation Quartus pour l’architecture organise une série de rencontres, ateliers et explorations urbaines sur la manière de concevoir et habiter les villes. Un événement dont Libération est partenaire.

A première vue, le quartier ressemble à beaucoup d’autres. Un alignement de maisons identiques, des arbres plantés le long des allées, quelques badauds jouant aux boules sur la grande place… Et au milieu, un château d’eau, accolé à la bibliothèque. C’est pourtant ici même, à Pessac (Gironde), à quelques kilomètres au sud-ouest de Bordeaux, qu’a pris racine un mouvement ouvrier d’auto-construction qui a fait date dans le pays : «les Castors», du nom de cet incroyable animal capable de bâtir d’ingénieux barrages sur les cours d’eau. La cité a depuis inspiré des dizaines d’autres sur tout le territoire. Soixante-dix-sept ans plus tard, des descendants et des «néocastors» tentent de préserver cet héritage, labellisé depuis 2016 «patrimoine du XXe siècle» et architecture contemporaine remarquable.

«Aujourd’hui, on est en plein Pessac, tout est loti, il y a des magasins, des transports en commun, des routes… Mais il faut s’imaginer que quand la cité a été bâtie, il n’y avait que des champs et des forêts. Ils sont partis de rien, car ils n’avaient rien ou presque», retrace Martine Combeau, architecte au conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement de la Gironde. En 1948, au sortir de la guerre, une grave crise du logement sévit en France. Dans la banlieue bordelaise, 150 jeunes déterminés à échapper à la précarité décident de créer leur propre quartier.

«Partis négocier à Paris»

Il leur faudra compter sur les talents de négociateur d’Etienne Damoran, un religieux, pour trouver un élan et arriver à leurs fins. Le prêtre, ouvrier de la Jeunesse ouvrière chrétienne, également soudeur, s’émeut de voir chaque jour des travailleurs des chantiers navals de Bordeaux vivre dans l’insalubrité. «Ils n’avaient pas les moyens de faire un emprunt, alors Etienne Damoran a constitué une petite délégation. Ensemble, ils sont partis négocier à Paris auprès du ministre de la Reconstruction, Eugène Claudius-Petit, pour que ça ne soit pas de l’argent qu’ils apportent, mais de la main-d’œuvre», complète Martine Combeau. «Les Castors» s’engagent ainsi à travailler sur le chantier entre 24 et 32 heures par mois, le soir, les week-ends et pendant deux de leurs trois semaines de vacances annuelles. En plus de leur travail respectif.

Grâce à leur mouvement, la circulaire du 12 août 1951 reconnaît «l’apport-travail» comme un mode de financement acceptable. 95 ouvriers, 46 employés, 5 cadres et 4 artisans, parmi lesquels 20 professionnels du bâtiment, se lancent ainsi dans une aventure qui durera trois ans. Et au final, une réussite : il faut dire qu’à l’époque, entre le chauffage central, la douche, les W.-C. intérieurs ou le tout-à-l’égout, la cité paraissait luxueuse à côté des échoppes délabrées du centre de Bordeaux. Une petite révolution qui n’aurait pas été possible sans les femmes, qui géraient pendant les travaux la cantine, les courses ou l’administratif.

«Une pelle et une pioche»

Pour faciliter le chantier, les maisons sont fabriquées selon deux modèles d’environ 80 m², avec deux ou trois chambres en rez-de-chaussée et des jardins de 500 m². «Mon père, qui avait un petit tournevis d’électricien toute la semaine, a dû tenir du jour au lendemain une pelle et une pioche. J’en suis très fier», se remémore Gérard Odet, 79 ans, fils de Castor qui vit encore dans la maison construite par ses parents. Sur le chantier, les travailleurs fabriquent les parpaings, défrichent et créent les fondations à la main. Ils tracent des routes, créent des réseaux d’eau et d’électricité, façonnent des espaces verts, comme en témoigne un grand chêne rouge qui se dresse encore sur la place principale. La commune refusant de leur ramener l’eau, ils construisent même leur propre château d’eau !

Bien que de nombreuses maisons se soient transmises de génération en génération, Christian et Evelyne, 70 ans et 65 ans, ne descendent pas de familles de Castors. Mais Christian a longtemps été bénévole pour contribuer au bon fonctionnement du château d’eau. En achetant dans la cité, chaque habitant devient membre de l’association syndicale des propriétaires des Castors. Ce qui implique quelques règles et contraintes. Avant d’acheter en 2013, Camille Lepoitevin a ainsi dû convaincre trois filles de Castors qu’elle n’allait pas dénaturer leur maison de famille. Elle s’est notamment engagée à ne pas toucher aux parquets ou au portail extérieur. Séduite par cette «grande communauté», la quadragénaire est devenue trésorière de l’association, où elle a contribué à renforcer les règles de protection paysagère. S’il était déjà interdit de réunir deux jardins ou de couper deux parcelles, il est désormais proscrit d’arracher les haies ou de changer la couleur des façades, pour garder une certaine unité. «Il n’y a plus qu’un ou deux survivants de cette époque, dit-elle. Tout est entrepris pour préserver le fruit de leur solidarité.»