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Libération
Reportage

A Roscoff, un labo les pieds dans l’eau

Transition écologique : le temps des villes et des territoiresdossier
La commune du Finistère abrite depuis 1872 une station biologique marine de pointe qui planche aussi bien sur le retour de la langouste rouge que sur les effets du réchauffement climatique.
(Jeremy Perrodeau/Liberation)
publié le 27 septembre 2024 à 4h39

A l’heure de la transition écologique, en partenariat avec la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu), plongée dans les projets et initiatives qui font bouger les politiques urbaines.

Roscoff, son jardin exotique, sa maison de l’oignon, ses vendeurs de kouign-amann et… sa station du CNRS, mondialement reconnue. La petite ville du Finistère héberge depuis plus de cent cinquante ans une station biologique de renom, sous la tutelle partagée de l’université de la Sorbonne et du CNRS. Dans ce laboratoire de pointe, notamment sur les grandes algues marines, les scientifiques dissèquent l’incroyable richesse de l’océan et s’attellent à des problématiques mondiales, comme l’acidification des eaux ou le réchauffement climatique. Une connaissance que la station souhaite de plus en plus partager avec la ville et le tissu local.

«Ce n’est pas un hasard si nous sommes installés ici, expose Fabrice Not, chercheur spécialiste du plancton, dans son bureau. A Roscoff, nous avons parmi les marées les plus amples d’Europe.» Pour preuve, derrière lui, en ce début d’après-midi, la vue sur la mer permet de contempler l’estran dégagé par la marée, ses bancs d’algues, ses rochers et ses reflets argentés. Surtout, le phénomène est réglé comme du papier à musique. Lors des grandes marées, la basse mer tombe entre midi et 15 heures. L’occasion pour les chercheurs d’aller collecter algues et coquillages à l’heure du jambon-beurre. Au XIXe siècle, l’électricité n’était pas encore arrivée, ils pouvaient alors compter sur la lumière du jour afin d’étudier leurs prises.

La contraction musculaire du homard

C’est l’une des raisons, conjuguée à la richesse de la biodiversité de la presqu’île, qui ont poussé Henri de Lacaze-Duthiers à fonder ce centre de recherche. Nous sommes à l’été 1868, le célèbre zoologiste loge en ville, à l’hôtel du Pigeon. En passionné, il a transformé sa chambre en laboratoire de fortune. Après des années d’étude d’organismes plongés dans le formol, il entend revenir au milieu naturel. Quelques années plus tard, il crée ce laboratoire «les pieds dans l’eau», poursuit Fabrice Not qui a publié un livre à l’occasion des 150 ans de l’institution. «C’est l’époque où les stations biologiques ouvrent sur le littoral.» Il y aura celles de Villefranche-sur-Mer, Banyuls, initiée par le même Henri de Lacaze-Duthiers, ou encore Wimereux ou Concarneau. «Mais Roscoff reste une des plus anciennes et des plus grandes.» Au cours de son histoire, même si elle s’est spécialisée depuis peu sur les algues, elle a mené des études variées, sur la contraction musculaire du homard, l’appareil respiratoire du poulpe, l’immunité des invertébrés, ou plus récemment sur le retour de la langouste rouge en Bretagne.

Aujourd’hui plus de 300 personnes travaillent ici en permanence, des chercheurs, des étudiants, des techniciens. Soit presque 10 % de la population roscovite. Et peu à peu, un tissu économique et culturel se crée autour de cette dynamique. «Les acteurs locaux ont pris conscience que cette activité scientifique peut contribuer à l’économie locale, faire émerger de nouvelles filières», souligne Josselin Tallec, chercheur et géographe ayant travaillé pour Popsu, la Plateforme d’observation des projets d’aménagements et stratégies urbaines. Il est arrivé à Roscoff après avoir constaté sa bibliométrie hors norme, c’est-à-dire son taux de publication remarquable, en rapport avec son faible nombre d’habitants. Dans une Bretagne acquise à l’industrie agroalimentaire – à Roscoff, le port en eau profonde permet depuis sa création à la fin des années 1960 d’exporter oignons et artichauts –, la «dépendance au sentier reste forte», mais d’autres imaginaires se développent.

«Une tour d’ivoire»

Directeur de 2004 à 2019, Bernard Kloareg a notamment œuvré pour créer des liens entre les paillasses et le monde économique. Arrivé à Roscoff en 1978 comme chercheur, c’est le premier directeur breton de la station. Il aime d’ailleurs à rappeler sa famille originaire de Penmarc’h – «Vous savez, le phare d’Eckmühl !» –, son grand-père goémonier. En 2016, il crée Blue Valley, un petit parc scientifique avec étudiants, chercheurs et entreprises. Le bâtiment un peu excentré du centre-ville surplombe l’anse de l’Aber, entre champ et mer. Il héberge trois start-up en biotechnologie marine dont la sienne, AberActives, qui travaille sur la valorisation des algues pour le marché des cosmétiques et des compléments alimentaires. «Bien sûr, il existe de longue date une industrie des algues en Bretagne mais l’idée de Blue Valley est de capitaliser sur la recherche de haut niveau et cette connaissance intime des grandes algues.»

Pourtant, même si la station biologique marine tend à s’ouvrir au local, elle reste encore, derrière son terrain clos, un mystère pour bon nombre d’habitants. «Dans l’imaginaire de la population, elle a longtemps été perçue comme une tour d’ivoire. Les gens se demandaient ce qu’il s’y passait dedans», raconte Valérie Guesnier, chargée de mission patrimoine pour Haut-Léon Communauté, et fondatrice de l’association Hesco (Héritage scientifique et culturel ouest). «Même si le bâti, 10 000 m² au cœur de la ville dont une partie dans des bâtiments historiques, imprègne le paysage.»

Ce jour de début septembre, dans les rues pavées de l’ancienne cité corsaire, des chercheurs du monde entier, venus assister à une conférence sur le génome, se mélangent aux touristes en ciré jaune. Depuis peu, pour mieux se faire connaître, la station a mis en place des partenariats avec les écoles et participe à des actions plus ponctuelles, de la fête de la science au festival du cinéma scientifique qu’elle coorganise avec le cinéma associatif Sainte-Barbe de Roscoff. Une résidence artistique a également été ouverte. Déjà dans les années 1910, Mathurin Méheut était venu dessiner ses planches naturalistes à l’invitation des biologistes. «A cette époque, on allait vers les motifs Art déco, les poissons, les crustacés, commente Valérie Guesnier. La mer faisait à la fois peur et rêver.» Un siècle plus tard, laminaires, langoustes rouges et microplancton restent toujours des êtres fascinants pour les chercheurs comme pour le grand public.