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Libération
Biennale d'architecture de Venise

A Zaporijia, l’école à l’abri des bombes grâce à des classes souterraines

La Biennale d’architecture de Venisedossier
En Ukraine, les équipes de Martin Duplantier Architectes ont conçu des classes souterraines pour protéger les enfants et maintenir les liens éducatifs. Flexibles, les espaces se veulent utiles en temps de paix.
Atlas of schools, projet d'une école en Ukraine par Martin Duplantier Architectes. (Martin Duplantier Architectes)
publié le 9 mai 2025 à 5h11
(mis à jour le 9 mai 2025 à 14h42)

Quelles solutions propose l’architecture pour s’adapter à l’imprévisibilité du monde, repenser l’existant et imaginer de nouvelles façons d’habiter l’espace ? Un dossier réalisé en partenariat avec l’Institut français à l’occasion de la Biennale d’architecture de Venise 2025. Tous les articles sont à retrouver ici.

Comment, alors que frappent les missiles et pleuvent les bombes, maintenir la jeunesse ukrainienne à l’école ? En quels lieux, surtout, sécurisés et accueillants, entretenir la flamme du lien éducatif, en présentiel et en collectif ? Depuis 2024, dans l’oblast de Zaporijia, les autorités, épaulées par des architectes, expérimentent pour ce faire une solution nouvelle, aussi innovante que contrainte : un grand repli sous terre.

Comme tant d’autres pans de la vie des Ukrainiens, l’éducation est très durement touchée par la foudre militaire russe qui s’abat depuis 2022. «La guerre à grande échelle a perturbé l’éducation d’environ 4 millions d’enfants ukrainiens, contraignant environ 600 000 élèves à un apprentissage entièrement à distance», témoigne, depuis Kyiv, Anastasiia Stepula, de l’Ukrainian Child Rights Network, une ONG de défense des droits des enfants ukrainiens. Au moins 3 000 établissements scolaires ont été endommagés et plus de 300 détruits, soit plus de 10% du total des écoles du pays. Les conséquences sociales sont majeures : «Cet accès entravé à l’école entraîne des pertes d’apprentissage considérables et a un impact négatif sur la santé mentale et le développement des compétences sociales des enfants.»

Vie scolaire confinée

En Ukraine, le repli souterrain fut d’abord spontané : dans les villes lourdement bombardées, comme Kharkiv, des écoles improvisées sont rapidement nées dans les stations de métro. L’objectif est désormais de pérenniser et consolider cette stratégie, comme à Zaporijia, donc, où le gouverneur régional Ivan Fedorov a mobilisé les architectes pour multiplier ces mises à l’abri.

Le français Martin Duplantier est l’un d’eux. Son agence, qui a monté en urgence une équipe en Ukraine dès mars 2022, à Kyiv et Lviv, a conçu un nouveau modèle d’école souterraine, qui doit prendre le relais des huit premiers établissements enfouis déjà bâtis dans le secteur en 2024. «L’idée est de partir d’écoles existantes et de fonder, en creusant dans la cour, une école bis à 7 mètres de profondeur, qui soit anti-bombes et anti-radiations», explique l’architecte. A Zaporijia, la proximité d’une centrale nucléaire vulnérable ajoute en effet un risque majeur supplémentaire. Si les financements sont réunis, une dizaine de ces nouvelles écoles devraient être construites en 2025, et d’autres sont prévues dans la région de Kherson.

Le défi architectural est ici redoutable : rendre supportable, et peut-être même gaie et ressourçante, une vie scolaire confinée, sans lumière naturelle ni vue sur l’extérieur. «L’une des réponses est la flexibilité absolue des espaces», souligne Martin Duplantier. Il faut en effet ruser pour que puisse se déployer la pluralité des activités du temps scolaire dans les quelque 900 m² prévus par école. A l’instar de ces salles de classe transformables aisément et rapidement en cour de récréation pour les élèves. Le choix des formes, aussi, pour briser le sentiment d’enfermement. «Nous avons puisé dans l’architecture classique, en convoquant les voûtes et les coupoles. Très résistantes aux chocs et aux impacts, elles donnent en intérieur un sentiment de cocon, de protection.» Autre recours, celui à des «astuces high-tech», comme la fibre optique pour véhiculer jusqu’aux profondeurs la lumière naturelle de surface.

«Rompre avec ce système qui fragilise»

Le tout, en pensant à l’avenir : conçu en temps de guerre, le plan d’aménagement se veut fonctionnel aussi en temps de paix. Les espaces souterrains pourraient alors être reconfigurés en lieux pour la pratique musicale, sportive, artistique, etc. En surface, le paysage est modulé en vagues, habitées par des arbres.

Tel est bel et bien l’autre horizon de ces projets : au-delà de l’urgence, plancher sur ce que pourrait être l’école de demain en Ukraine, pour, à l’air libre cette fois, reconstruire autrement. L’héritage à actualiser est ici double. Il est d’abord institutionnel et politique : «L’Ukraine conserve l’un des taux les plus élevés d’enfants placés en institutions et de ségrégation dans des écoles spéciales, rappelle Anastasiia Stepula. La reconstruction doit être l’occasion de rompre avec ce système qui isole et fragilise, et d’inventer une école inclusive et confortable pour chaque enfant, qu’il soit handicapé, qu’il ait des besoins éducatifs spéciaux, des problèmes de santé mentale ou rien de tout cela.» Il est ensuite matériel et culturel.

«80 % des écoles ukrainiennes ont été bâties et standardisées selon des normes soviétiques, très orientées sur le collectif et le formel, au détriment de l’individualité et de l’informel, note Martin Duplantier, qui travaille justement sur un atlas du bâti existant en Ukraine, à paraître cette année. Au moment de reconstruire leurs écoles, adapter ou transformer l’existant sera l’une des questions que les Ukrainiens devront trancher.»