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Compte rendu

Alimentation : «Le système est fait pour qu’on consomme beaucoup, et vite»

Rencontres, débats, animations pédagogiques… L’édition 2025 du festival «Naturellement !» organisé par la Fédération Biogée du 3 au 5 octobre avait pour thème «Quelle alimentation pour la santé de demain ?» Compte rendu d’un copieux week-end.

(Richard Drury/Getty Images)
Publié le 09/10/2025 à 12h05, mis à jour le 14/10/2025 à 12h45

Comme chaque année depuis quatre ans, chercheurs, acteurs publics et privés étaient conviés à Rouen pour un «grand week-end de réflexion collective» (un événement dont Libération est partenaire). Thème de ces rencontres 2025 : «quelle alimentation pour la santé de demain ?» Le samedi, après des balades guidées au Parc Naturel du Champ des Bruyères ou à la zone humide de Repainville, le public était convié sous la haute voûte en bois de la Halle aux Toiles.

Agronomes, biochimistes, médecins, élus et chefs cuisiniers ont tenté quelques heures durant (entrecoupées de visites d’expo et de cafés débats) de répondre à deux interrogations moins évidentes qu’il n’y paraît : «au final, c’est quoi, bien manger ?» Et «est-ce possible ?» Questions éminemment politiques, a rappelé le maire de Rouen, dénonçant les actuels backlashs écologiques et scientifiques et leurs conséquences sanitaires désastreuses.

L’ambition du week-end était bien sûr, au-delà de l’étude du contenu de nos assiettes, d’en souligner l’impact sur nos corps et sur nos environnements (non des moindres : la production alimentaire occupe 50 % de la surface de l’Hexagone). L’affaire est moins contemporaine qu’on pourrait le croire : en un «dézoom» salutaire, le biologiste Marc-André Selosse a rappelé «les turbulences du néolithique», dont nous sommes encore tributaires. Explications : confrontés à la baisse du produit de la chasse (les mammouths n’ont pas supporté longtemps notre féroce appétit), une partie de nos ancêtres se sont lancés, il y a 10 000 ans de ça, dans l’agriculture et l’élevage. Mais les premières variétés semées, très riches en tanin, terpènes et autres alcaloïdes qui défendent naturellement les plantes, sont difficiles à digérer et déminéralisent les os… «On oublie souvent que c’est en sélectionnant au fil du temps des variétés moins toxiques, en cultivant en grand nombre ces plantes plus vulnérables, que l’homme a favorisé l’émergence de leurs parasites, tout en appelant du même coup l’usage des pesticides dont on connaît désormais les effets délétères» a détaillé Marc-André Selosse.

Notre histoire alimentaire nous joue d’autres tours : biologiquement adaptés pour survivre aux disettes, nous nous exposons à l’obésité et au diabète quand la nourriture se fait trop riche. En bref, les progrès d’hier sont devenus les problèmes d’aujourd’hui. Alors, concrètement, que faire ?

Grand écart

D’abord, agir du côté de la diététique : mangeons moins de viande, a intimé Laurent Chevallier, médecin consultant en nutrition. Un Français en consomme 1,675 kg par semaine, alors que la part soutenable pour le climat n’excède pas 630 grammes. Il faut donc réduire ce grand écart, tout en prenant garde à la précieuse vitamine B12, nécessaire à la fabrication de globules rouges, et qu’on ne trouve que dans les produits d’origine animale.

La démarche peut être aussi gourmande que diététique. La preuve avec Josselin Marie, qui régale les clients de son restaurant La Table de Colette de recettes centrées sur les légumes, la viande ou le poisson réduits à la portion congrue, après avoir réalisé l’effarant bilan carbone de la «grande cuisine française». Autre impératif diététique : se réconcilier avec les microbes, indispensables à notre santé, a expliqué Dominique-Angèle Vuitton, spécialiste d’immunologie clinique. Ces dernières décennies, leur élimination quasi-systématique, notamment dans les premières années de vie, a augmenté fortement le nombre d’allergies et de «maladies de la modernité». Pour cultiver son microbiote intestinal, rien de tel que de manger des yaourts, mais aussi des fibres - on en consomme un peu moins de 20 grammes, quand nos ancêtres en ingéraient entre 50 et 100 grammes par semaine. Contrairement aux idées reçues, elles sont loin de n’être qu’un facilitateur de transit : leur fonction principale est d’améliorer le système immunitaire. Autrement dit, elles sont un précieux anticancéreux.

On ne s’étonnera plus, dès lors, que la santé de notre microbiote intestinal soit étudiée de près : pour mieux le connaître, l’Inrae a même lancé le projet participatif Le French Gut. Pour participer, c’est simple, il suffit d’envoyer vos selles ! 100 000 dons sont attendus.

Malbouffe

Mais pour essentielle qu’elle soit, cette connaissance diététique se heurte à un mur, rappelé par une question du public : comment fait-on, quand on est au Smic, pour manger autant de fibres ? Reviendrait-il à chaque citoyen de lutter, à hauteur de ses moyens, pour mieux se nourrir dans un système encourageant la malbouffe ? «Un achat peut changer le monde», a défendu Nicolas Chabanne, fondateur de la coopérative C’est qui le Patron ? ! – La Marque du Consommateur, qui apporte une rémunération supplémentaire au producteur (de beurre, de lait, de pommes…) en répercutant la hausse des coûts sur le prix du produit vendu, donc sur le consommateur. Trop facile, a nuancé le biologiste Bernard Chevassus-au-Louis, d’en appeler à la responsabilité des individus, quand les difficultés sont systémiques. Hélène Soubelet, docteure vétérinaire, directrice de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB), ne dit pas autre chose : manger bon et bien est possible, à condition d’en avoir le temps, l’argent, et la connaissance… «Le système n’est pas fait pour ça, il est fait pour qu’on consomme beaucoup, et vite». Nos assiettes cachent mal un paysage agricole polluant et destructeur. In fine, cette dégradation se retrouve dans nos assiettes : si les interactions entre agriculture et vivant sont encore imparfaitement connues, on observe déjà une grosse perte de la qualité nutritionnelle des aliments produits dans des environnements dégradés.

Un autre modèle, pourtant, est possible. Les scientifiques de L’Ipbes, parfois surnommé le «Giec de la biodiversité», ont dégagé plusieurs solutions pour préserver tout à la fois le climat, la santé, l’alimentation, l’eau et la biodiversité. Parmi elles, l’agroécologie : elle assure la restauration de la santé des sols, et ne dégrade pas les écosystèmes encore intacts. Problème : les recommandations de l’Ipbes, comme celles du Giec, ne sont pas prescriptives… Et le temps presse. L’homme a déjà détruit ou fortement perturbé 75 % de la surface de la terre, l’extinction des espèces s’accélère, et la baisse des rendements agricoles s’est déjà amorcée. «Il faut un changement transformateur. Ceux qui ont à y perdre sont les gagnants d’aujourd’hui : ils se défendent, c’est leur chant du cygne… Je l’espère», a conclu Hélène Soubelet.