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Allo les urbanistes ? Ici la terre

Transition écologique : le temps des villes et des territoiresdossier
Par Jennifer Buyck, directrice adjointe du Lab’URBA, professeure en Aménagement de l’Espace et Urbanisme.
(Karl Hendon/Getty Images)
par Jennifer Buyck, directrice adjointe du Lab’URBA, professeure en aménagement de l'espace et urbanisme à l'Université Gustave Eiffel
publié le 27 septembre 2024 à 0h52

A l’heure de la transition écologique, en partenariat avec la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu), plongée dans les projets et initiatives qui font bouger les politiques urbaines.

Les conditions économiques ne ressemblent en rien à celles des Trente Glorieuses, le tableau social est quant à lui tout autre, les espèces disparues sont définitivement éteintes et six des limites planétaires ont été dépassées. L’ère de l’anthropocène nous plonge dans l’inconnu et les urbanistes y perdent pied. Au pied du mur, les villes européennes sont à la fois la source et origine de difficultés colossales mais aussi de renouveaux inspirants. Dans cette perspective d’overshoot planétaire, le défi d’éviter de formuler des constats alarmistes qui annihileraient toute tentative d’action tout en ne tombant pas dans un optimisme à toute épreuve est de taille. Entre ces deux représentations au dialogue stérile, n’y aurait-il pas une alternative pour appréhender autrement les villes et les territoires ?

En urbanisme comme dans d’autres domaines, les perspectives continuistes ont la vie dure. Pourtant les représentations conventionnelles de la ville et son aménagement, issues de la modernité, peinent à aider les acteurs de la fabrique urbaine tant elles sont marquées au sceau de la continuité. Pour autant les modèles sur lesquels repose la pensée de l’urbanisme écologique ne sont pas sans ressource. La ville durable a montré des potentiels de «terrestrialisation», les villes en transition ceux des réseaux d’acteurs.

Avec la pensée de l’effondrement, on assiste à̀ un renouveau du radicalisme à l’horizon de la catastrophe. Un horizon qui peut conduire au catastrophisme. Mais mieux vaut s’en tenir écarté afin de pouvoir espérer percevoir les ressources inattendues du déclin. Il s’agit là d’une condition nécessaire au potentiel renouvellement, écologique, du projet d’aménagement.

L’impératif premier semble de prendre en compte la crise dans laquelle nous évoluons sans chercher à la minimiser et sans non plus tomber dans un catastrophisme inhibant. L’urbanisme de demain doit en effet apprendre à «penser avec le ravage» pour reprendre, dans un autre contexte, les termes d’Isabelle Stengers et ainsi organiser le pessimisme en conséquence.

D’autre part, se dessine en creux une autre grille de lecture de l’urbanisme écologique ; une grille de lecture tripartite, qui ne gomme en rien les anciens savoirs de la discipline mais qui pourrait, forte de ses expériences passées en termes d’histoire urbaine, de sociologie des acteurs et de sciences de l’espace, faire office de nouvelle feuille de route. En ce sens, trois modalités d’action distinctes, interdépendantes et indissociables, que j’emprunte aux travaux de l’éco-psychologue américaine Johanna Macy, pourraient constituer le socle d’un urbanisme terrestre dans sa visée opérationnelle : susciter des alternatives à l’aménagement ordinaire, s’opposer aux projets les plus nuisibles pour les milieux et formes de vie et entretenir un renouvellement perceptif en permettant de comprendre autrement les milieux de vie, le vivant et les formes de vie. Il s’agit là d’une praxis urbanistique non linéaire, un système de pensée par bifurcations : créer des alternatives, s’opposer et travailler le changement de perception. Notons que l’enquête – notamment dans sa part qualitative et sensible – et le renouvellement perceptif sur laquelle elle se fonde n’est pas ici à opposer à l’action. Elle constitue une des dimensions de l’agir.

Une telle reconfiguration disciplinaire de l’urbanisme, à l’épreuve des enjeux écologiques, est un vaste chantier, théorique et pratique, qui se décline sur différents plans et qui ne peut se porter seul. Cela devrait donner lieu à la création (ou à la refonte) d’une école, ouverte aux chercheurs, étudiants, enseignants, professionnels de l’aménagement, associations et collectivités territoriales. Inspirée par l’esprit pionnier de l’Institut de l’Environnement (1969-1971), cette école aurait pour mission de réunir de nombreuses disciplines afin de penser ensemble les villes et territoires de demain. Au cœur de ses travaux, la prospective écologique appliquée à des territoires partenaires occuperait une place centrale.

L’un des premiers projets pourrait être de tester, à une échelle locale, avec et pour une collectivité territoriale, les leviers chiffrés de réduction des émissions de gaz à effet de serre identifiés en 2023 par le Secrétariat général à la planification écologique. Il s’agirait d’un exemple idéal pour donner à voir et à penser la prospective écologique.