Quelles solutions propose l’architecture pour s’adapter à l’imprévisibilité du monde, repenser l’existant et imaginer de nouvelles façons d’habiter l’espace ? Un dossier réalisé en partenariat avec l’Institut français à l’occasion de la Biennale d’architecture de Venise 2025 (du 10 mai au 23 novembre).
En 1993, Edgar Morin identifie «le problème vital numéro un» comme une «intersolidarité complexe de problèmes, d’antagonismes, de crises, de processus incontrôlés, et de crise générale de la planète». C’est ainsi qu’apparaît pour la première fois le concept de polycrise (1). Aujourd’hui, écrit l’historien Adam Tooze en 2022 dans sa tribune sur la polycrise, des chocs disparates interagissent, produisant un effet d’ensemble pire que la somme de ses parties. Le terme reste encore peu familier, mais le sentiment d’être pris dans un enchevêtrement de crises à l’échelle mondiale, l’intuition de leur ampleur et de leur complexité est largement partagé. Traverser une telle époque, c’est apprendre à vivre avec l’instabilité permanente.
Par nature, la profession d’architecte se trouve au croisement de presque toutes les dimensions de la polycrise – changement climatique, crises sociales, économiques, politiques, culturelles, sanitaires… Et, puisqu’ils participent à satisfaire des besoins humains parmi les plus fondamentaux, les architectes apportent des réponses, au moins partielles, à ces défis. Alors, quand l’instabilité devient une condition fondatrice, quelle architecture en émerge ? Certes, il n’y a pas, pour reprendre les mots de Tooze, «une cause unique, ni, par conséquent, une solution unique» à la polycrise. Mais nous pouvons suggérer que vivre avec l’instabilité exige au moins une chose : la résilience – cette capacité à encaisser les chocs et à s’adapter aux changements sans perdre ce qui fait sa raison d’être.
En tant que commissaires de l’exposition au pavillon français de la Biennale de Venise 2025, nous avons cherché à mettre en lumière l’architecture de la résilience. Nous voulons défendre et illustrer les approches qui s’intéressent à l’existant, puisent dans les ressources de proximité, reconstruisent l’abîmé après des destructions, composent avec les vulnérabilités, intègrent la nature et le vivant et réunissent les intelligences : humaine, celle de la nature et l’intelligence de la technologie.
Les réponses à notre appel international à projets témoignent d’une énergie… et d’une redéfinition du rôle de l’architecte, ainsi que des manières d’aborder l’architecture. L’instabilité n’est plus traitée comme une anomalie à corriger, mais comme une donnée de base avec – et pas contre – laquelle composer. Nous intégrons les aléas, qu’ils soient d’origine humaine ou naturelle, dans nos projets. Face à l’incertitude, nous choisissons l’ouverture, l’expérimentation, et l’adaptation continue.
A l’ère de la polycrise l’architecture ne disparaît pas mais opère à plusieurs niveaux : ceux de la régénération, de la continuité de la vie entre les tempêtes. Elle démontre une inventivité remarquable, explorant plusieurs réponses à un même défi – qu’il s’agisse d’un territoire confronté à des inondations de plus en plus sévères ou d’un pays ravagé par la guerre. Qu’elle invente des pistes nouvelles ou ressuscite des ressources oubliées, les projets engagés déplacent les possibles.
En cette ère, l’architecte, en plus d’être concepteur, endosse d’autres rôles essentiels pour le monde de demain. Chercheur, il propose et teste de nouvelles hypothèses. Traducteur entre disciplines et cultures, il s’efforce de créer des liens entre des éléments a priori étrangers. Médiateur, coordinateur, voire initiateur de projets collectifs aux dynamiques multiples – à la croisée des besoins et des attentes de groupes souvent très différents, il travaille avec les communautés pour contribuer à «réparer» la vie dans des territoires marqués par les conflits ou les bouleversements climatiques, tout en adoptant une vision élargie, à long terme, à l’échelle du territoire. Beaucoup de ces rôles ne sont pas récents. Ce qui l’est, c’est la signification profondément différente qu’ils revêtent aujourd’hui.