S’informer, échanger, bousculer les certitudes sur des questions qui dérangent… Telle est l’ambition du Forum européen de bioéthique de Strasbourg. Au programme de cette quinzième édition, du 29 janvier au 1er février 2025 : la santé mentale.
Si Van Gogh n’avait pas été le genre d’homme à se lacérer les oreilles, aurait-il été le peintre génial qu’on continue d’admirer ? Si Emmanuel Carrère ne souffrait pas des troubles qu’il décrit dans Yoga (P.O.L, 2020) ou Manu Larcenet ceux qu’il dépeint dans Thérapie de groupe (Dargaud, 2020), auraient-ils été des artistes aussi stimulants ? Les liens entre troubles mentaux et créativité, qui fascinaient jusqu’à Socrate et Platon, seront discutés lors d’une conférence au Forum européen de bioéthique le 30 janvier à Strasbourg.
«L’intuition d’un lien entre folie et créativité, nous l’avons tous», observait au micro de France Culture Raphaël Gaillard, chef du pôle hospitalo-universitaire à l’hôpital Sainte-Anne et qui participera à cette conférence. Son livre consacré au sujet, Un coup de hache dans la tête. Folie et créativité (Grasset, 2022), reprend une observation de Diderot : «Nos qualités, certaines du moins, tiennent de près à nos défauts. […] Les grands artistes ont un petit coup de hache dans la tête». Mais, sur ce sujet, Raphaël Gaillard souligne qu’il importe d’avancer à pas prudents : «la figure de l’artiste fou est à la fois un cliché et l’indice d’une vérité profonde». Sortons d’abord de l’image de l’artiste enfermé dans son atelier et ses délires : si l’on parle de liens entre troubles mentaux et créativité, c’est dans la mesure où «pour créer, il faut commencer par se représenter le monde». Donc, «ce que nous manipulons, ce n’est pas le monde mais nos représentations mentales du monde». Autrement dit, plus cette représentation du monde sera altérée par ce qui peut être considéré comme des troubles mentaux, plus la manière qu’on aura de le représenter sera altérée ; et plus l’œuvre que l’on produira pour dépeindre le monde pourrait être créative. C’est pour cette raison que Raphaël Gaillard évoque des «liens de parenté», voire un «air de famille», entre créativité et troubles mentaux : «Nous pourrions même dire qu’ils sont le prix à payer pour ce qui fait de nous des êtres humains».
Mais les études scientifiques qui s’attellent à démontrer ce lien donnent des conclusions assez nuancées. Une méta analyse croisant 151 études, menée pour l’Association of Psychological Science, conclut que les individus présentant des troubles de l’humeur sont globalement un peu plus créatifs, mais que cette différence est assez peu significative. D’autres chercheurs ont passé au crible les Islandais, puis les Hollandais et les Suédois, et ont de leur côté trouvé que les peintres, musiciens, écrivains et danseurs étaient 25 % plus nombreux à porter des variations génétiques liées à un risque de troubles bipolaires et de schizophrénie, que des professions jugées moins créatives comme les travailleurs manuels ou les représentants commerciaux.
Mais ces études peuvent parfois présenter bon nombre de biais : le professeur de psychiatrie à l’université de Harvard Albert Rothenberg, qui a interrogé quaante-cinq prix Nobel pour comprendre les ressorts de leur créativité, fait remarquer au Guardian que «les critères qui définissent ce qu’est être créatif sont rarement très créatifs eux-mêmes. Appartenir à une société artistique, travailler dans les arts ou la littérature, ne prouve pas qu’une personne est créative». Et d’ajouter une explication plus surprenante : «presque tous les hôpitaux utilisent la thérapie par l’art, donc quand les patients sortent de traitement, ils sont attirés par des pratiques artistiques».
Anne-Marie Dubois, qui participera également à la conférence à Strasbourg, et qui est conservatrice d’un fonds de près de 70 000 œuvres réalisées par des patients de l’hôpital Sainte-Anne, pose à peu près le même constat : «Il est erroné de penser qu’il existe des signes stylistiques spécifiques dans les œuvres réalisées par les malades», explique-t-elle à Psychologies Magazine. Surtout, une personne jugée «créative» - ou qui exerce un métier dit créatif - n’est pas nécessairement de celles qui vont marquer l’histoire en tant qu’artiste.
Quant au génie créatif, qu’on a l’habitude d’associer à un esprit torturé saupoudré d’une bonne dose de drogues, c’est aussi pour bonne partie une image façonnée au fil des ans. Des chercheurs de l’université de Essex et de Humboldt ont étudié le lien entre alcool, drogues et créativité. Résultat : rien de tout cela n’améliorait la créativité des sujets testés, et les patients expérimentant les champignons hallucinogènes étaient même sous-performants par rapport à leur état sobre. L’écrivain Hunter S. Thompson peut donc remballer sa routine de travail mélangeant cocaïne, whisky et acide : d’après cette étude, rien de mieux pour être créatif que le voyage, l’exposition à des œuvres culturelles, et la méditation.