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Monde solidaire: l'extrême urgence

Au Sénégal, quinze ans après, retour dans un «Village du millénaire»

Monde solidaire : l'extrême urgencedossier
Choisie en 2006 pour être l’un des dix sites du programme de développement, la commune de Léona a bénéficié d’un accompagnement des Nations unies et de l’ONG Millenium Promise. A l’arrivée, un cortège de réalisations mais aussi quelques regrets.
Marie Sow, présidente de l'Association des jeunes femmes de Léona, sur son terrain agricole, en février. Elle a repris l'exploitation horticole familiale dans le cadre du programme des Villages du millénaire. (Carmen Abd Ali/Libération)
publié le 7 mars 2022 à 9h32

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Il y a quinze ans, ici, c’était le dieri. Une zone semi-aride, territoire de poussière, d’acacias et de zébus. Aujourd’hui, à Ndiayene, petit village englobé dans la commune de Léona, 50 000 habitants à quatre heures de route au nord de Dakar, l’oignon pousse, le chou et la carotte aussi. Le miracle est simple comme un forage. Il a été réalisé par l’ONG Millenium Promise et puise l’eau à 15 mètres de profondeur. Badara Sy, producteur dans le périmètre maraîcher communautaire de Ndiayene, se souvient : «Le forage a changé la donne. A l’époque, il était impensable de cultiver dans le village hors de la saison des pluies.»

L’époque, c’était avant 2006. Cette année-là, Léona venait d’être choisie parmi les 557 communes du Sénégal pour accueillir le «projet décennal de développement multisectoriel des Villages du millénaire», cofinancé par le Plan des Nations unies pour le développement (Pnud), des acteurs étatiques et privés, afin d’atteindre les huit «objectifs du millénaire pour le développement». L’ONU entend alors faire la démonstration éclatante de ses ambitions en matière de lutte contre la pauvreté en concentrant son attention – et son argent – sur dix villages modèles d’Afrique. Le projet, piloté par l’économiste américain Jeffrey Sachs, tient à la fois de l’expérience grandeur nature et de la vitrine de l’ingénierie développementaliste alors en vogue. Total, il s’attelle tout à la fois aux domaines de la santé, de l’éducation, de la réduction des inégalités de genre, et ambitionne de doper les systèmes productifs agricoles.

Rendements en hausse

Aux confluents des eaux poissonneuses de l’Atlantique, du dieri continental et de la zone fertile des Niayes, Léona comptait parmi les communes les plus pauvres du Sénégal. Frappée de surcroît par l’avancée des dunes, la pollution de la nappe phréatique et la salinisation des sols. Une conjonction de facteurs environnementaux et sociaux déterminante dans le choix de Millenium Promise : «Léona représentait le laboratoire idéal de développement au Sénégal», commente Dane Faye, représentant de l’ONG en poste depuis le lancement du projet.

L’enveloppe de financement est fixée à 110 dollars par habitant et par an, avec comme objectif, notamment, de pérenniser l’activité maraîchère qui fait vivre 90 % de la population active de Léona. L’action des Villages du millénaire, «menée de concert avec une kyrielle d’acteurs communautaires et scientifiques», a permis l’accès aux intrants et aux semences de qualité, l’adduction en eau d’une centaine de villages et la structuration de la filière maraîchère en coopérative. Avec une consommation d’eau réduite grâce au système d’irrigation au goutte-à-goutte installé dans les 100 hectares des nouveaux périmètres agricoles du diéri soumis au stress hydrique. Tout en participant à la fixation des dunes par la sanctuarisation d’une réserve d’arbres communautaire de 22 hectares le long du littoral, clôturée et entretenue par les villageois.

«Nous avons fait beaucoup de jaloux dans la région. Toutes les communes souhaitent monter dans le train de l’émergence», reconnaît Mamadou Diamyodi Ba, maire de Léona depuis 1996 et président de l’Interprofession Oignon du Sénégal. Une double casquette qui lui permet d’apprécier les avancées du projet de Villages du millénaire à Léona, dont le millier d’hectares dédiés à la culture du bulbe irriguent désormais les marchés du Sénégal. «La modernisation des périmètres maraîchers a permis une hausse du rendement de 20 à 70 tonnes par hectare en moyenne», précise-t-il. En 2021, le seul village de Potou, par exemple, a produit 150 000 tonnes d’oignon, contre 45 000 en 2010.

«Un faux espoir»

Une hausse qui ne profite pas à tous. L’année dernière, la surproduction d’oignon à Potou avait fait dégringoler les prix du marché, laissant les petits producteurs avec leurs oignons sur les bras : «Le projet de Villages du Millénaire n’est rien d’autre qu’un faux espoir. On nous avait fait miroiter la possibilité de sortir de la misère et dix ans après, nous sommes entre les mains de l’agrobusiness qui casse les prix», assène, amère, Boudeine Sow, agricultrice et présidente du Groupement des femmes de Léona. Et de déplorer : «Il n’y a pas eu de suivi du projet. Regardez les exploitations agricoles ! Tout le matériel fourni par les Villages du Millénaire est en panne. A Léona, ce sont les femmes qui souffrent le plus.»

Marie Sow, vingt ans de moins, l’optimisme en plus, partage avec Boudeine la natte jetée sur la dalle en béton du local exigu du Groupement des femmes, mais nuance ses affirmations : «Lorsque le projet a débuté, j’ai été chargée d’enquêter sur la vie des jeunes femmes. Il en est ressorti qu’elles étaient tenues à l’écart des décisions et plus globalement de la vie sociale et économique du village. Cet état de fait a définitivement changé», assure celle qui fut la coordinatrice des relais communautaires féminins, aujourd’hui à la tête d’une exploitation de 5 hectares – la première femme de la commune dans cette position, jure-t-elle. «Sans les apprentissages délivrés par les Villages du millénaire, je n’aurais jamais eu le courage de reprendre l’exploitation des terres familiales», reconnaît Marie Sow en pianotant sur son téléphone. En plus de son activité de maraîchage, la jeune femme continue de haranguer, via un groupe WhatsApp, les villageoises isolées qui ont du mal à joindre les deux bouts : «La situation n’est pas parfaite, mais nous sommes déterminées à ne pas sombrer.»

«Nous avons été une source d’inspiration pour l’Etat du Sénégal», estime Dane Faye. Et de citer la contribution du projet des Villages du millénaire dans la conceptualisation du Plan d’urgence de développement communautaire lancé par le président Macky Sall en 2015 et doté d’une enveloppe globale de 458 millions d’euros. Quant aux envieux des communes voisines qui jalousaient les avancées de Léona, ils en sont pour leurs frais. Malgré leurs appels du pied et bien que ses idées aient essaimé, le projet des Villages du millénaire ne s’est jamais étendu. L’expérience ne sera pas répliquée. Elle a officiellement pris fin en en 2016, dans l’indifférence à peu près générale. Dans ses communications publiques, l’ONU semble avoir oublié ses objectifs du millénaire, les ONG ont cherché d’autres terrains d’action. Sont restés les champs d’oignons. Le village modèle n’est pas devenu un jardin d’Eden, mais un jardin tout court. Pour Léona, c’est déjà beaucoup.