Le 30 avril 2025, salle Colbert de l’Assemblée nationale, se tenait le premier colloque du genre sur les droits de la nature. Dans un amphithéâtre comble, un auditeur posait : «Mais qu’est-ce qui bloque chez les juristes sur les droits de la nature ?»
Ironie du sort : nous étions là — avec l’avocate Marine Yzquierdo et la chercheuse Marie-Angèle Hermitte — pour présenter les avancées d’experts sur le sujet et annoncer la création du premier think tank dédié, le «Cercle de juristes pour les droits de la nature». J’ai reçu cette question comme une forme d’agression mêlée d’un sentiment d’injustice envers notre communauté. Aurions-nous manqué le rendez-vous de la défense de la nature ?
Je souhaite y répondre, en rappelant d’abord que les juristes sont bel et bien là — et qu’ils l’ont toujours été.
C’est dans l’esprit d’un professeur de droit californien qu’est née l’hypothèse des «droits de la nature», avec un article visionnaire : Should Trees Have Standing ? Ce texte visait la Cour suprême des États-Unis, saisie d’un projet de station de ski menaçant une vallée de séquoias centenaires.
La même année, 1972, marque aussi un tournant pour le droit de l’environnement, avec le premier Sommet de la Terre à Stockholm. Dès cette époque, les juristes sont là. Ils posent les premières pierres d’un droit devenu depuis une discipline à part entière. En France, la Société française pour le droit de l’environnement (SFDE) est créée en 1974. Suivent le Code de l’environnement (2 000), puis la Charte de l’environnement (2 005). Il est difficile de chiffrer les normes environnementales en vigueur, mais cette densité est aussi devenue sa faiblesse pour des usagers confrontés à un droit souvent trop complexe.
Aujourd’hui, beaucoup opposent encore droits de la nature et droit de l’environnement. C’est une erreur. Les droits de la nature - tout en prolongeant les droits humains - offrent au contraire une entrée dans le droit de l’environnement.
Au-delà des débats franco-français sur leurs limites ou leurs risques, la reconnaissance d’entités naturelles comme sujets de droit s’est concrétisée à l’international : la Pacha Mama dans la Constitution équatorienne (2 008), puis en Bolivie (2 010) ; les fleuves Whanganui en Nouvelle-Zélande, Atrato en Colombie (2 017), et la lagune du Mar Menor en Espagne (2 022).
Cette cartographie esquisse un changement de paradigme : la reconnaissance, par le droit, de la valeur intrinsèque de la nature.
Faut-il y voir une tyrannie ou un piège juridique ? Non.
Mais comme souvent, un tel changement — surtout en droit — prend du temps. L’exemple du préjudice écologique l’atteste : plus de trente ans se sont écoulés entre les premières discussions doctrinales et sa reconnaissance, à l’occasion d’une énième affaire de pollution : celle de l’Erika. Du tribunal correctionnel à la Cour de cassation, tout est discuté, débattu, éclairé. Puis vient la loi, et le préjudice écologique entre dans le code civil. Ainsi va le droit, selon sa propre temporalité.
Ce qui manque encore aux droits de la nature, ce sont des approches théoriques diversifiées. Elles émergent peu à peu.
Pour ma part, j’affirme qu’il ne faut pas confondre la question des droits avec celle de la personnalité juridique. Encore centrés sur l’homme, les modèles affichés associent les droits à une personnalité. Or, c’est justement cette liaison qui fait obstacle pour beaucoup d’entre nous.
Pour dissiper cette difficulté, nous avons travaillé les droits de la nature à la boussole des communs. Ces droits sont des valeurs protégées, pas des personnes. Nous avons ensuite porté notre étude dans la vallée du Ciron, où une forêt primaire, que certains appellent le Lascaux de la biodiversité, est menacée. Décider de sa protection nous concerne tous.
Il s’agissait de faire coïncider un intérêt juridiquement protégé et la capacité d’en demander la protection en justice. Le premier correspond à un droit subjectif — un intérêt reconnu dans une entité, sujet ou support. Le second, c’est la faculté d’agir en justice que confère la personnalité juridique.
L’innovation ? La rivière devient un «bien commun environnemental» ; elle a des droits sans être une personne. D’ailleurs quand les droits apparaissent en contentieux, c’est sous l’impulsion de citoyens confrontés à des projets destructeurs. La personnalité juridique prend corps dans l’action collective.
À celles et ceux qui nous demandent encore ce que font les juristes pour les droits de la nature, je réponds : nous sommes là.
Les droits de la nature ne régleront pas tout. Mais certains d’entre nous pensent qu’ils ouvrent une voie nouvelle de justice — un chemin incertain, à parcourir ensemble. Ils nous rappellent une évidence oubliée : la nature, c’est nous.