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Les Printemps des Humanités

Avec Ostensible, passer le cap du handicap

Le Printemps des Humanitésdossier
Le duo, que l’on retrouve ce printemps dans trois lieux d’art contemporain, prône à travers l’art un autre regard sur la différence et l’infirmité.
(Ryan Browne/Shutterstock. SIPA)
publié le 21 mars 2024 à 4h39

«Pour cette année 2024, à tous-x-tes, je souhaite que vos paradigmes soient courbaturés. Même si c’est douloureux, même si ça fait peur, c’est la preuve qu’ils se sont étirés». Voici les vœux adressés, depuis son blog A mon geste défendant par No Anger, «chercheurx» et «performerx» polyhandicapé qui, avec d’autres artistes et militants, cherchent depuis quelques années à infléchir la place du handicap dans l’espace public, et notamment celui du musée, et à remuscler nos lignes de représentations collectives.

Avec la commissaire d’exposition et chercheuse Lucie Camous, ils composent depuis un an le duo Ostensible que l’on retrouve ce printemps dans trois lieux d’art contemporain, le Cac à Brétigny, le Crac à Sète et actuellement le centre d’art contemporain d’Ivry-sur-Seine où ils sont en résidence et organisent chaque mois des assemblées participatives. Pour chacune de ces réunions, le collectif a imaginé des protocoles particuliers car «pour certains l’écrit est rédhibitoire, pour d’autres c’est la prise de parole en public», explique No Anger. Et pour cause, polyhandicapée et sans l’usage de la parole, c’est par écran interposé et tchat pratiqué avec les orteils que nous échangeons sur ces questions.

Autre fait notable, ces assemblées (trois à ce jour, une autre est en cours de préparation pour la fin mars) sont essentiellement peuplées d’artistes et militants «concernées» et de leurs «alliés». On n’est pas loin des ateliers en non-mixité prônés par certains groupes féministes. «La question des savoirs situés est centrale», défend le duo «et cela a permis de beaux moments d’empouvoirement pour les personnes qui subissent au quotidien le validisme».

Le validisme, ce système idéologique qui se cache sous «la paresseuse évidence du destin biologique», comme l’écrit la philosophe et clinicienne Charlotte Puiseux, auteure du livre autobiographique de De Chair et de Fer, est l’ennemi à abattre. C’est lui, nous disent ces artistes engagés, qui fait vivre «l’enfer social aux «mauvais corps»» à tous les niveaux de leurs existences – qu’il s’agisse d’aller à l’école, de travailler, de se loger, d’accéder à la culture, aux loisirs, ou d’élever des enfants.

Une autre idée reçue à laquelle cette nouvelle garde cherche à tordre le cou consiste «à percevoir les personnes handi comme des êtres à réparer qui auraient besoin d’être modifiés médicalement pour intégrer la société», décrypte Lucie Camous. Lutter contre l’omniprésence des approches thérapeutiques, c’est aussi ce que défendent les curators qui composent le comité de réflexion du Hamo, le nouvel espace dédié à l’inclusivité et à la médiation créé par le Palais de Tokyo en septembre dernier. Avec le concours d’artistes, chercheurs, philosophes mais aussi de psychiatres, ils s’intéressent plutôt ce qu’on appelle la «neurodiversité», terme controversé qui se conçoit comme une déclinaison de la biodiversité et dans la continuité d’un intérêt croissant pour toutes les formes du vivant et leurs liens d’interdépendances. Loin de l’approche thérapeutique, ici il ne s’agit pas tant de soigner que de créer des conditions d’accueil multiples permettant de prendre en compte les spécificités mais aussi la richesse de ces différents modes de perception.

Depuis quelques années, presque tous les musées et centres d’art, du Louvre Lens au Mucem à Marseille, s’y sont mis, avec des approches très différentes : entre vieilles recettes basées sur l’art-thérapie, multiplications d’ateliers sur la santé mentale et cette nouvelle voie creusée par le Palais de Tokyo mais qui avait déjà été largement défriché par un petit lieu pionnier en la matière, le 3bisf à Aix-en-Provence, unique centre d’art à être installé au milieu d’un hôpital psychiatrique. Dès le début, l’équipe assume des partis pris visionnaires : notamment le «non thérapeutique a priori» qui consiste à assumer le paradoxe suivant : comment renoncer à un objectif thérapeutique en vue d’une guérison sans pour autant faire disparaître la notion de soin ?

No Anger et Lucie Camous en sont certaines : quelque chose est en train de se passer en France. Avec comme d’habitude un train de retard sur ce qui se passe dans le monde anglo-saxon où les disability studies et même les crip studies font bouger les lignes depuis plus vingt ans. Les Crip Studies s’inscrivent dans la même logique de réappropriation et de retournement de la stigmatisation que les Queer Studies (crip, en anglais, veut dire boiteux).

«Les milieux antivalidistes militants prennent de l’ampleur en France», conclut ainsi No Anger. «On est peut-être au début d’un virage intéressant», confirme Lucie Camous qui pense qu’agir au sein du «milieu artistique peut permettre de faire apparaître des nouveaux modes de représentation».