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Quelle culture pour quel futur? Rencontre

Bénédicte Ramade et l’art écologique : «L’approche sensible est décisive»

Quelle culture pour quel futur ?dossier
Historienne de l’art, commissaire d’exposition et critique, Bénédicte Ramade étudie depuis plus de vingt ans les approches artistiques de l’écologie. Aujourd’hui, elle observe l’avènement d’un art «anthropocène», politique et puissant.
«Sculpture Living Pyramid» d'Ágnes Dénes à la Documenta 14 de Cassel, en 2017. (Robert B. Fishman/dpa Picture-Alliance. AFP)
publié le 21 novembre 2022 à 11h03
(mis à jour le 24 novembre 2022 à 11h29)
Du 2 au 4 décembre, au Centre Pompidou, trois jours de débats et d’échanges pour s’interroger sur les liens entre transition écologique et transition culturelle. Retrouvez tribunes, articles et reportages dans le dossier thématique dédié à l’événement.

Dans votre ouvrage Vers un art anthropocène, qui vient de paraître aux éditions des Presses du réel, vous faites remonter la naissance d’un art écologique aux Etats-Unis au milieu des années 60. Pourquoi vous a-t-il semblé essentiel, en 2022, de rendre hommage à ces origines ?

Les éco-artistes américains ont longtemps prêché dans le désert – plusieurs décennies durant, pour certains ! Leur intérêt pour la complexité des milieux et pour les dynamiques où l’homme n’est plus central, qui semble commun aujourd’hui, était pionnier dans les années 60. Ainsi de Patricia Johanson, qui a conçu une série de jardins «actifs» : à rebours de l’idée de décor végétal, ses projets sont tributaires du contexte écologique, topographique et biologique, et se déclinent en Water Gardens pour lutter contre l’érosion et les inondations ou en Garden-cities pour penser la ville comme un écosystème. Autre figure de ce mouvement, le plasticien et performer Alan Sonfist. Dans sa série Myself becoming a Tree, il s’expose nu, en train de prendre des arbres à bras-le-corps, en un désir de connexion et d’hybridation au vivant pour mieux le comprendre.

Aujourd’hui, il est essentiel de rappeler qu’au-delà de l’impact de nos actions présentes, nous payons des choix de société posés il y a plus de cinquante ans, quand certains, à l’instar de Patricia Johanson ou d’Alan Sonfist, concevaient déjà des alternatives. Ces inventeurs ont ouvert une voie : continuons-la avec les nouveaux outils dont nous disposons.

Quels sont ces nouveaux outils ? Qu’est-ce qui différencie l’art anthropocène, que vous observez depuis une dizaine d’années, de ces pionniers ?

Les artistes de l’anthropocène s’aventurent sur le terrain écologiste, c’est-à-dire partisan, davantage que les éco-artistes des années 60. Ils sont convaincus de l’impact politique de leurs œuvres, mais ils n’évacuent pas pour autant l’expérience sensible et pratique ; bref, ils n’oublient pas de faire de l’art ! Ainsi de Jérémy Gobé, qui s’autorise à créer des œuvres esthétiques pour les espaces d’exposition, tout en travaillant avec des scientifiques et des bailleurs de fonds pour réaliser un dispositif de rénovation des massifs coralliens à partir de ses expérimentations artistiques. Cette association de différents domaines d’action, très productive, est également mise en œuvre avec talent par le plasticien danois Tue Greenfort, qui développe une démarche à la fois informée, scientifique et esthétique.

Est-ce à dire qu’aujourd’hui, davantage qu’hier, l’art est acteur de son temps ? L’art anthropocène est-il un levier de changement ?

L’explosion actuelle du nombre d’événements, d’institutions, d’acteurs culturels qui tissent des liens forts avec le vivant est enthousiasmante, même si elle signe aussi l’aggravation de la situation environnementale. La capacité des artistes à amener les thématiques écologiques sur le terrain de l’expérientiel est essentielle dans l’amorce d’un changement de modèle, pour lequel la société me semble prête. Quand l’écueil de l’œuvre politique, à savoir la littéralité où l’on dit au public quoi penser, est évité, quand la place est laissée à l’incertitude, au libre arbitre, alors l’approche sensible est puissante et décisive.