Menu
Libération
Enquête

Biennale d’architecture de Venise 2025 : «C’est l’habitabilité même du monde qui est en jeu»

La Biennale d’architecture de Venisedossier
Nouvelle génération de matériaux, activisme, approche plus radiacle… face aux crises climatiques, économique, et aux guerres, l’architecture est confrontée à une bascule historique qui impose de repenser la pratique. A l’occasion de la 19e Biennale de l’architecture de Venise, le Pavillon français explore avec le projet «Vivre avec /Living With» ce bouleversement.
A la Roche-sur-Yon (Vendée). En 2023, des bâtiments conçus par l’agence Guinée*Potin en ossature et charpente bois et serre écologique. (Stéphane Chalmeau)
publié le 8 mai 2025 à 16h23
(mis à jour le 9 mai 2025 à 17h23)

Quelles solutions propose l’architecture pour s’adapter à l’imprévisibilité du monde, repenser l’existant et imaginer de nouvelles façons d’habiter l’espace ? Un dossier réalisé en partenariat avec l’Institut français à l’occasion de la Biennale d’architecture de Venise 2025. Tous les articles sont à retrouver ici.

Comment, dans un monde où les vulnérabilités se chevauchent et s’amplifient, habiter autrement, en bonne intelligence avec l’existant et le vivant ? Quelles méthodes, techniques et communautés l’architecture peut-elle convoquer pour mieux vivre avec les instabilités, les risques naturels et anthropiques ? Telles sont les brûlantes questions que propose d’explorer, à partir du 10 mai, le Pavillon français à la 19e Biennale d’architecture de Venise. Un événement dont Libération est partenaire. Les quatre commissaires, les architectes Dominique Jakob, Brendan MacFarlane, Martin Duplantier et Eric Daniel-Lacombe, y dévoilent «Vivre avec /Living With» : une sélection d’une cinquantaine de projets repères, français et internationaux.

Le chantier, parce qu’il exige des réponses distinctes et adaptées selon les territoires, et parce qu’il y a urgence, s’annonce colossal. «La relation de l’architecture aux crises est une longue histoire, mais elle revêt aujourd’hui une gravité particulière : avec la crise climatique, c’est l’habitabilité même du monde qui est en jeu. Et cette “méta crise” ne sera pas passagère», résume Stéphane Bonzani, architecte et philosophe, auteur du livre De l’invention en architecture. Initier, situer, durer (Editions 205, 2024). Une bascule historique qui engage la discipline, et pousse ses acteurs à repenser leurs pratiques. «Il y a une vraie conscientisation des enjeux et des limites atteintes, note Stéphane Bonzani. Preuve en est l’émergence récente, au sein de la profession, d’une réflexion qui en dit long sur le bouleversement à l’œuvre : faut-il encore construire ?»

Il le faudra sans aucun doute, ne serait-ce que pour rebâtir ce qu’emporteront ici les incendies (Los Angeles) ou les inondations (Valence), là les cyclones (Mayotte) ou la montée des eaux (Bangladesh), là encore les bombardements (Ukraine, Gaza…). Ce sera souvent ailleurs ; ce ne pourra surtout plus être, limites planétaires et réchauffement obligent, comme avant. «Il s’agit de considérer désormais le risque comme une dynamique, instable, multicritère et de long terme, témoigne l’architecte et co-commissaire Martin Duplantier. A nous, architectes, de nous approprier les cartes, les datas et l’écart type [la mesure du risque relatif, ndlr] et d’en faire des ingrédients des projets.»

Approche plus radicale

Reste à trouver le bon chemin… «Face à cette polycrise, on peut observer trois grandes approches, analyse Véronique Patteeuw, théoricienne de l’architecture, professeure et coéditrice de It’s About Time, The Architecture of Climate Change (non traduit, IABR, 2024). La première, inscrite dans l’idée néolibérale de l’optimisation des systèmes, est l’accélération. Elle mise sur l’intelligence humaine, la science et la technologie.» En concevant, par exemple, une nouvelle génération de matériaux composites, en exploitant la data, l’IA et les modèles numériques, en inventant des procédés constructifs, comme l’impression 3D.

Deuxième voie : l’activisme. «Il promeut une architecture plus légère, sobre et inclusive, qui prend en compte les inégalités sociales et s’appuie sur des dynamiques de communauté.» On pense ici aux matériaux géo et biosourcés (terre, bois, paille, etc.), à la participation habitante dans les projets, ou à l’urbanisme temporaire. Enfin, une approche plus radicale – et marginale –, dite «du bon ancêtre» : «Penser l’architecture, l’urbanisme et le paysage pour la septième génération après nous, décrit Véronique Patteeuw, en intégrant, dès la conception, de nouvelles valeurs : l’évolutif, la maintenance et le soin, pour permettre l’adaptation aux usages et à l’environnement dans le temps très long.»

L’enjeu ? Plutôt que de choisir, combiner ces approches. Notamment en matière de technique. Il s’agit d’éviter deux mirages : la nostalgie et le technosolutionnisme. «Je ne crois pas le retour en arrière possible, estime Antoine Picon, professeur d’histoire de l’architecture et de la technologie à la Harvard Graduate School of Design. L’avenir de l’architecture sera fait de technologie, mais celle-ci doit servir nos façons d’habiter et être pensée en continuité du vivant.»

«Le bon sens et la sobriété des anciens et la technologie ne s’opposent pas, ajoute l’architecte et co-commissaire Brendan MacFarlane. L’idée est de renouer avec des ressources et savoir-faire passés, en les actualisant avec les instruments d’aujourd’hui. L’IA est par exemple un outil prédictif formidable pour modéliser l’impact d’un projet ou l’environnement d’un site dans dix ou vingt ans. Et le numérique permet de travailler avec grande précision la lumière, l’humidité ou la circulation de l’air.» Combiner, en somme, l’IA et la terre crue ; l’ingénierie de pointe et le vernaculaire ; le naturel et l’artificiel. Exemple, présent dans l’expo du Pavillon français, au Bangladesh, où l’agence Kashef Chowdhury-Urbana a ressuscité, pour sécuriser son Friendship Center, une solution anti-inondation qui n’était plus utilisée dans la région depuis près de 2000 ans, et qu’elle a adaptée aux besoins actuels de l’ONG hôte.

«Engager la conversation»

Les praticiens disposent de bien d’autres moyens. Parmi eux : «L’atlas et l’inventaire en amont des interventions, une pratique qui s’intensifie», note Véronique Patteeuw. Concrètement, c’est «enquêter et diagnostiquer ce qui est déjà là : le bâti, ses éléments et ses structures ; le site, ses sols, son climat, et ses risques ; les ressources, matérielles et humaines ; le vivant sur place, humain et non-humain». Illustration, cette fois à Beyrouth, avec les travaux du Beirut Urban Lab, qui recense, géolocalise et cartographie sur une plateforme en ligne les vulnérabilités et les ressources du tissu urbain post-explosions de 2020, afin d’équiper les acteurs locaux (citoyens, ONG, pouvoirs publics, etc.) dans leurs efforts de réparation. «Le travail d’inventaire permet de poser deux questions fondamentales, précise l’architecte et co-commissaire Dominique Jakob. A-t-on vraiment besoin ici d’un nouveau projet ? Et comment innove-t-on avec ce qui est déjà là ?» De quoi acter un précieux changement de paradigme : «Les retrouvailles entre les architectes et l’existant, et la revalorisation de pratiques dénigrées par la modernité : maintenir, réparer, adapter», souligne Stéphane Bonzani.

La démarche ouvre la voie à un autre changement de posture clé : le pari du collectif. Ce que les commissaires du Pavillon français nomment l’approche «chorale» de la conception. «Elle implique de repenser la notion de projet et la fonction de l’architecte au-delà de la pratique libérale traditionnelle», souligne Antoine Picon. «L’architecte doit, plus qu’il ne le fait aujourd’hui, engager la conversation, plaide Eric Daniel-Lacombe, autre commissaire et professeur titulaire de la chaire «Nouvelles Urbanités face aux risques naturels» à l’école d’architecture de Paris-La Villette. L’enjeu est d’organiser la parole entre une série d’étages qui ne se parlent pas : élus locaux, régulateurs, Etat, populations, associations, etc.» Et d’associer aux projets, en sus des expertises structurées (ingénieurs, écologues, sociologues, etc.), la pluralité des savoirs et savoir-faire locaux : ici une filière de production bas carbone, là un artisanat spécialisé, là encore les compétences des habitants… Comme à Saint-Pierre-et-Miquelon, où les architectes de Métamorphoses urbaines s’appuient sur la culture autoconstructive des résidents pour relocaliser et concevoir avec eux leurs logements loin du risque de submersion.

Un atout non négligeable

Reste que cet élan collectif réclame, plus que jamais, un effort de conviction. Ce que les chercheurs nomment «une pédagogie de la transformation». «Face aux catastrophes climatiques, la tendance spontanée de la majorité des acteurs privés consiste à chercher à reconstituer la situation antérieure à la catastrophe. Quelquefois avec véhémence, et au péril de leur vie», note Eric Daniel-Lacombe, qui en a fait l’expérience à Trèbes (Aude), Mandelieu-la-Napoule (Alpes-Maritimes) ou Romorantin-Lanthenay (Loir-et-Cher), où ont sévi d’importantes inondations. «Il faut le prendre en compte, et appuyer l’adaptation architecturale sur l’adhésion des groupes d’habitants et d’acteurs économiques concernés. Là encore, notre premier outil est le langage !» A Romorantin par exemple, où son agence fut missionnée en 2006 pour réhabiliter le site d’anciennes usines automobiles, il aura ainsi fallu «deux ans de conversation et de schémas explicatifs pour, finalement, trouver un chemin de prudence collective» ; soit laisser 80 % du site à la rivière et bâtir moitié moins de logements.

La discipline dispose toutefois d’un atout, non négligeable… «Face à un avenir perçu comme de moins en moins désirable, l’architecture est une promesse, veut croire Antoine Picon. Elle a le pouvoir de montrer qu’une relation entre la ville et la nature est gratifiante.» «Elle permet, au-delà de ses réponses techniques, un autre regard, de la poésie, de la beauté», renchérit Brendan MacFarlane. «Le recul de l’urbanisation que provoquent, par exemple, les incendies et les inondations est une opportunité formidable, souligne Eric Daniel-Lacombe. Celle de gagner, en lieu et place du béton, d’immenses et beaux jardins.»