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Nous ! Le vivant : enquête

Biennale du vivant : l’homme et la nature, lien dans la main

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Face à l’urgence de la crise climatique et à l’effondrement de la biodiversité, nous devons prendre conscience de nos relations d’interdépendance avec le vivant et changer notre rapport au monde.
(Marine de Francqueville/Liberation)
publié le 21 septembre 2023 à 17h17
(mis à jour le 22 septembre 2023 à 11h12)
En partenariat avec l’Ecole des arts décoratifs, l’Ecole normale supérieure – PSL et le Muséum national d’histoire naturelle, Libération organise le 23 septembre une biennale pour célébrer le vivant. En attendant cette journée de débats et d’échanges, nous publions sur notre site tribunes et éclairages sur les thématiques qui seront abordées durant la biennale.

Les liens, le partage, l’interconnexion, l’interdépendance. Voici ce qui sous-tend toute vie sur Terre, ce qui en constitue l’essence. Prenez le corail. Ce n’est rien d’autre que l’association, la symbiose, entre un animal, appelé polype, et des algues unicellulaires qu’il héberge, les zooxanthelles. A travers la photosynthèse, celles-ci libèrent des nutriments dont le polype se nourrit. En cas de stress, causé par exemple par une hausse de la température de l’eau, le corail peut expulser les zooxanthelles. On ne voit alors plus que son squelette calcaire, couleur ivoire, d’où le nom de blanchissement. Si le lien est brisé trop longtemps, si les algues ne reviennent pas sustenter le polype au bout de quelques semaines, il finit par mourir. Lui comme les autres coraux qui forment le récif. Un drame. Car les récifs coralliens ne sont pas là, isolés de tout, juste pour la jolie carte postale. Là aussi, il est question de lien, de relation étroite au reste du monde. Ces écosystèmes foisonnants, souvent comparés à des forêts tropicales des mers, sont les pouponnières d’un quart des 250 000 espèces marines recensées sur la planète. Nous, les humains, sommes donc étroitement dépendants des coraux, que nous le voulions ou non. Pour la pêche, donc la sécurité alimentaire de millions de personnes. Mais aussi pour le tourisme, la protection côtière qu’ils assurent face à la houle ou aux cyclones, ou encore la préservation du climat, car ce sont d’excellents réservoirs naturels de carbone.

«Ouvrez votre frigo et pensez à tous les écosystèmes d’où viennent les aliments, illustre Marc-André Selosse, biologiste et professeur au Muséum national d’histoire naturelle (institut coordinateur de cette biennale aux côtés de l’école des Arts décoratifs, de l’Ecole normale supérieure-PSL et de Libération). Ce n’est pas anodin, car ce qui vient de ces écosystèmes va être consubstantiellement un morceau de vous. Vous allez le manger, cela va produire votre énergie, constituer votre corps, donc vous êtes intimement lié à ces écosystèmes lointains.» Plus étonnant encore, nous dépendons même d’écosystèmes situés… à l’intérieur de nous. «Nous avons un microbiote constitué de milliers d’espèces de bactéries, de levures et de virus qui peuplent notre peau ou nos tripes et nous aident à digérer, stimulent notre système immunitaire, influent sur le développement du système nerveux», rappelle Marc-André Selosse, auteur de Jamais seul, ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations (Actes Sud, 2017).

«En creux, quand il se débine, cela fait émerger un tas de maladies du métabolisme (diabète, obésité), du système immunitaire (asthme, allergies, etc.) et du système nerveux (autisme, Parkinson, Alzheimer…). C’est malheureusement ce qui se passe, car le microbiote humain est l’un des endroits où l’on a le plus endommagé la biodiversité ces dernières décennies, notamment à cause de la malbouffe.» Bref, la vie implique des dépendances, de la coopération, des interactions, du collectif. Personne, aucun animal, aucune plante, aucun microbe n’est réellement autonome. Le vivant n’est rien d’autre qu’un grand «nous», un immense «nous tous» – pandas, méduses, orchidées, bactéries, chênes, hirondelles, scarabées ou humains – qui formons la trame d’un tissu dense mais fragile. Si on l’effiloche, si on abîme tel fil ici ou là, les liens se desserrent voire finissent par se briser. Et c’est toute cette étoffe merveilleuse qui risque de se muer en triste guenille.

«L’urgence de la préservation de la biodiversité»

Las, abîmer le fantastique réseau que constitue le vivant, c’est pile ce qu’Homo sapiens est consciencieusement en train de faire. Et ce à une échelle et un rythme ahurissants, tel un pachyderme dans un magasin de porcelaine. Selon la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), surnommée le «Giec de la biodiversité», 75% de l’environnement terrestre et environ 66% du milieu marin ont été significativement modifiés par l’action humaine. Et environ 1 million d’espèces animales et végétales (sur un total estimé à 8 millions) sont menacées d’extinction au cours des prochaines décennies. Aussi fulgurante que silencieuse, et pour l’heure encore largement imperceptible (mis à part nos pare-brise désespérément propres qui témoignent de l’effondrement des populations d’insectes), la crise de la biodiversité représente un péril vital pour l’humanité. Au moins autant que celle du climat, les deux étant d’ailleurs liées.

«Je souhaite dire l’urgence de la préservation de la biodiversité, comme je dis l’urgence climatique. Elles sont tout aussi importantes et on ne peut pas les déconnecter, insiste le climatologue Jean Jouzel, ancien vice-président du groupe scientifique du Giec et président du conseil scientifique de l’Ecole normale supérieure (ENS)-PSL. Le réchauffement climatique, déjà la troisième cause de perte de biodiversité, risque de devenir la première.» Et le scientifique de citer le constat terrifiant établi par le Giec en 2018, un parmi tant d’autres : dans un monde à 2°C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle, qui pourrait être atteint aux alentours de 2050, tous les récifs coralliens risquent de dépérir. A +1,5°C, soit vers 2030, seuls 10% à 30% survivront. Et encore, ces estimations ont depuis été jugées trop optimistes, notamment dans une étude parue en 2022 dans la revue PLOS Climate.

«Comme une croûte qu’on gratte»

Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi ce comportement étrangement suicidaire, qui nous conduit à scier la branche sur laquelle nous sommes assis, à malmener et même anéantir nos propres conditions de vie sur Terre ? «Nous avons nié les liens qui caractérisent le vivant», répond Marc-André Selosse. Et nous avons oublié que nous faisons partie de la biodiversité, que nous en dépendons pour vivre (respirer, boire, manger ou bénéficier d’un climat stable). D’ailleurs, pour le biologiste, plutôt que de parler de crise de la biodiversité, ce qui est encore une façon de nous placer «en dehors», d’extérioriser le problème, il faudrait parler de «crise de la viabilité de ce globe, pour nous et d’autres espèces» que nous entraînons dans cette galère. «Certaines survivront et ça repartira pour un tour, mais on ne sera peut-être plus sur le manège», avertit-il.

Pour lui, cette ignorance de notre appartenance à la nature, «bien expliquée par la pensée de l’anthropologue Philippe Descola ou du philosophe Baptiste Morizot», est «très lointaine, très profonde». Imagerie judéo-chrétienne d’une création faite pour l’homme, Lumières, cartésianisme… «Le “je pense donc je suis”, c’est “je ne suis sûr de rien sauf de moi”, c’est construire le monde à partir de vous et non des liens que vous avez avec ce qui vous entoure», remarque Selosse. Cette négation des interdépendances, cet anthropocentrisme «est allé en s’amplifiant, comme une croûte qu’on gratte et qui devient un prurit au moment où on est rattrapé par les conséquences. Et nous sommes à ce moment».

Cette approche, également caractérisée par une pensée «en silos» – une séparation des espèces, des savoirs, des disciplines, des problèmes auxquels il s’agit de trouver des «solutions» spécifiques –, a certes été efficace pendant un temps. Mais elle atteint désormais ses limites. Prenez l’exemple de l’agronomie. Les engrais et pesticides de synthèse ont permis aux plantes de mieux se développer pendant un temps. Mais ils ont détruit au passage les écosystèmes et les autres espèces dont dépendent ces plantes, champignons, microbes ou insectes. De quoi compromettre les rendements agricoles à moyen et long terme, mais aussi la santé humaine. Ou comment penser résoudre une question en la regardant par le petit bout de la lorgnette… pour finir par provoquer une cascade d’effets négatifs.

Certains ont mis en garde il y a des décennies contre ce réductionnisme mortifère. Comme la biologiste américaine Rachel Carson, autrice du célèbre Printemps silencieux, paru en 1962 et alertant sur les dangers du pesticide DDT. Ou sa compatriote Donella Meadows, autrice de Pour une pensée systémique, écrit entre 1972 et 1993, édité en 2008 aux Etats-Unis et publié en France en 2023 par Rue de l’échiquier. Dans cet ouvrage, la scientifique explique pourquoi les fléaux auxquels l’humanité est confrontée (guerres, faim, pauvreté, dégradation de l’environnement…) ne peuvent être résolus qu’en prenant en compte la totalité des composants d’un système complexe, tant ils sont interdépendants.

«Apprendre à vivre, entre humains mais aussi avec le milieu»

Pour relever le défi de la préservation du vivant, par nature fait de connexions, il devient donc urgent de faire appel à toutes les disciplines et de recréer du lien entre elles, de croiser les savoirs. Assez logique, après tout. Mais comment faire, concrètement, pour sortir de la «pensée en silos» et favoriser l’interdisciplinarité ? «Il est naturel que des silos et des spécialisations se créent à mesure que le corpus des savoirs s’enrichit, observe l’économiste et philosophe Marc Fleurbaey (CNRS, PSE et ENS-PSL). A l’échelle d’un seul cerveau, il devient difficile d’être compétent dans de nombreux domaines à la fois, comme l’honnête homme du XVIIe siècle.» D’où l’idée de tabler sur l’intelligence collective. «C’est ce que font les grands panels comme le Giec et l’IPBES et ce que nous avons fait avec le Panel international sur le progrès social pour le XXIe siècle, que j’ai contribué à monter, poursuit le chercheur. Des gens très différents, venus de plusieurs disciplines et régions du monde, se réunissent et tentent d’avoir une vision englobante, qui n’oublie pas des pans importants d’une question. Cela fonctionne et il faut aller de plus en plus vers cela. Par exemple, on ne résoudra pas la crise environnementale si on n’arrive pas à régler les problèmes sociaux et de gouvernance.»

Pour Marc-André Selosse, repenser la formation des esprits, et ce dès le plus jeune âge, est aussi un acte clé. «Outre un déséquilibre dans les fondamentaux, au détriment notamment des sciences de la vie, les disciplines ne s’interpénètrent pas assez quand elles parlent d’un objet. A les distiller sans qu’elles dialoguent entre elles, on apprend à faire de l’économie sans nature, des sciences sans philosophie», regrette le biologiste. Pour lequel «il n’est pas un seul domaine, de l’anthropologie à la sociologie en passant par l’économie ou la politique, qui ne soit ancré dans le monde naturel». Négliger ces liens, ne pas tenir compte des lois de la biologie, ne pas les enseigner aux enfants, conduit selon lui au «développement des fake news, sur la vaccination, le climat, la biodiversité, avec des gens qui nient l’évidence et d’autres qui les croient». Au-delà d’apprendre à lire, écrire et compter, ce qu’il faut, dit-il, c’est «apprendre à vivre, au sens strict, entre humains mais aussi avec le milieu. Il y a des jours où on ne compte pas, on ne lit pas, on n’écrit pas, mais ces jours-là, on respire, on consomme des choses qui auront un impact sur l’environnement…»

Ce savoir-vivre, ce savoir être au monde, avec autrui, avec tous les autres vivants et non contre eux, passe aussi par une réhabilitation de tous les sens, du sensible. Et donc par les arts, qui conversent de plus en plus avec les sciences et permettent d’en faire passer le message en touchant au plus profond de l’âme. Les artistes, d’ailleurs, ont souvent été les premiers à se saisir de ce qui fait le propre du vivant et à comprendre la nécessité de sa préservation. Les peintres de Barbizon ont été à l’origine de la création de la réserve intégrale de Fontainebleau, Victor Hugo s’inquiétait déjà de la souillure des eaux par les égouts… «La personne créative a cette capacité d’assimiler des éléments, des informations, de manière différente, qui n’est pas du ressort du rationnel, de la pensée scientifique, mais de la poésie, de l’esthétique, des émotions. Et donc d’en ressortir d’autres schémas, plus systémiques que systématiques, qui réinventent les imaginaires», analyse Pauline Marchetti, architecte et enseignante à l’école nationale supérieure des Arts décoratifs. Autant d’outils formidables, à même de nous aider à modifier notre façon de vivre au quotidien. Pour enfin renouer avec le reste du vivant, en réparer le délicat tissu, retrouver l’équilibre perdu.