Une commune (Villeneuve-d’Ascq) qui s’équipe d’«écuroducs» pour protéger sa population d’écureuils roux. Une grande ville (Strasbourg) qui gère trois réserves de forêts alluviales périurbaines. Une intercommunalité (Pays-de- Pouzauges) qui restaure son bocage avec l’aide des agriculteurs… Le palmarès 2023 des capitales françaises de la biodiversité donne à voir – bien malgré lui – un frustrant paradoxe : il dépeint un paysage français inspirant… autant qu’un préoccupant trompe-l’œil.
De prime abord, il y a bien de quoi se réjouir. Car d’écureuils, de haies ou de forêts, les collectivités, hier encore, n’en parlaient pas. «La biodiversité a longtemps été un angle mort de la politique locale, souligne Hélène Colas, ingénieure écologue et responsable d’Erable, un programme public de recherche-action territorial sur ce sujet. La thématique a émergé il y a quinze ans tout au plus, à la faveur du Grenelle de l’environnement (2007) et de ses déclinaisons territoriales. Ce fut alors le temps de la prise de conscience.» Celle-ci a d’ailleurs infusé la société. Dans une étude BVA menée pour l’Office français de la biodiversité (OFB) et publiée en juin, 85 % des sondés estimaient que leur avenir et leur quotidien dépendent de l’état de la biodiversité et 94 % jugeaient important de se mobiliser pour la protéger et la restaurer.
«Il ne se passe rien ou presque»
Reste l’envers du décor ; la forêt par l’arbre cachée. Malgré son effondrement visible et documenté, la biodiversité demeure terriblement négligée par la majorité des pouvoirs publics locaux. Et l’heure de ce que le géographe Roger Brunet nomme le «ménagement» des territoires n’a toujours pas sonné. Un chiffre le dit à lui seul : alors qu’elle est de loin la principale menace (30 % des impacts sur la biodiversité), l’artificialisation continue d’engloutir entre 20 000 et 30 000 hectares d’espaces naturels, agricoles et forestiers chaque année en France… «Depuis plusieurs décennies, il se passe en fait quelque chose de très français, résume et regrette Jean-David Abel, responsable du réseau biodiversité de France Nature Environnement (FNE). On accumule les outils, on alimente l’arsenal législatif, on invente des stratégies, mais on s’abstient d’agir. Résultat, dans les trois quarts des territoires, il ne se passe rien ou presque.»
C’est un fait, les leviers et les outils ne manquent pas. «La protection de la biodiversité est très liée à l’aménagement du territoire, or, en la matière, les compétences sont largement dans les mains des territoires, note Olivier Thibault, directeur général de l’OFB. Les lois «climat et résilience» de 2021 et 3DS (différenciation, décentralisation, déconcentration) de 2022 ont d’ailleurs encore amplifié leur marge de manœuvre.» Chaque échelon a plusieurs cartes à jouer. Les régions, en sus des politiques générales qui sont autant de leviers indirects, ont récupéré en 2023 la gestion des sites (terrestres) Natura 2000, et gèrent les parcs naturels régionaux et les réserves naturelles régionales. Elles disposent aussi, avec les stratégies régionales pour la biodiversité (SRB), d’une feuille de route susceptible de donner le «la» à l’ensemble de leur territoire.
Elles ont enfin entre les mains un instrument incontournable : la Trame verte et bleue, cet outil qui permet d’identifier un réseau de continuités écologiques (corridors pour la mobilité des espèces et réservoirs de biodiversité) et d’y soumettre ses velléités d’aménagement. Les départements ne sont pas en reste. Outre la gestion des routes et des espaces verts, ils perçoivent la taxe d’aménagement des espaces naturels sensibles, une recette fiscale utilisable pour l’acquisition de sites naturels.
«Cette bataille peut-être très productive»
Quant aux communes, ce sont elles qui, aujourd’hui, ont les coudées les plus franches. Leur meilleur atout ? Le plan local d’urbanisme (PLU, et PLUi en cas d’intercommunalité), sans doute le plus décisif de tous les leviers parce qu’il est opposable et contraignant. «Le PLU est une boîte à outils formidable pour lutter contre l’artificialisation des terres agricoles et des espaces naturels. Les élus peuvent, grâce à lui, préserver la Trame verte et bleue, classer une zone naturelle, rendre inconstructible tel ou tel espace boisé, etc.» souligne Jean-David Abel.
L’exercice n’est pas simple, certes, témoigne l’élu local Sylvain Estager, adjoint à la mise en œuvre des mesures d’urgence écologique à Villeneuve-d’Ascq : «Un PLU est le résultat d’âpres négociations politiques, en l’occurrence, pour nous, avec la métropole de Lille. Il faut batailler, c’est vrai, mais cette bataille peut-être très productive : nous avons par exemple obtenu une hausse de 10 % de la superficie non constructible dans la commune.»
En sus de ce volet urbanistique, clé pour atteindre l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) fixé pour 2050, les communes ont d’autres cordes à leur arc, à une multitude de niveaux. Dans leurs écoles : elles peuvent choisir un approvisionnement local et surtout bio des cantines, gage d’une préservation des sols ; végétaliser et désimperméabiliser les cours ; soutenir des ateliers pédagogiques. Dans leurs espaces verts : œuvrer à des plantations et des tailles raisonnées ; cibler les espèces vulnérables. Dans leurs rues : rationaliser l’éclairage public, ce grand ennemi de tant d’espèces ; protéger les arbres anciens. Dans leur budget : puiser de quoi racheter des terrains constructibles à convertir en jardins partagés, poches de biodiversité en ville ; financer des baux ruraux environnementaux, qui permettent à une collectivité d’offrir un abattement sur le coût de location de sa terre agricole en échange d’engagements de bonnes pratiques de la part des agriculteurs. Etc.
Réticences culturelles
Pour nourrir ces actions, les communes ont accès depuis 2010 à un dispositif financé par l’Etat : l’ABC, comme Atlas de la biodiversité communale. «Il s’agit d’un inventaire scientifique des milieux et des espèces présentes sur un territoire donné, décrit l’écologue Hélène Colas. C’est l’outil de base dont devraient se doter toutes les communes ; connaître les espèces locales, mesurer leurs populations et repérer leurs vulnérabilités sont le préalable à toute action pertinente.» Problème : en 2023, seules 3 255 communes (sur 34 945) ont effectué leur ABC.
Ce chiffre illustre bien le paradoxe du combat local pour la biodiversité : l’urgence n’a jamais été aussi aiguë, les connaissances scientifiques aussi copieuses et les outils aussi nombreux, mais rien n’y fait… Bien sûr, des territoires progressent et agissent, mais dans l’ensemble, l’inaction domine.
Les raisons, multiples, ont beaucoup à voir avec de solides réticences culturelles. «La biodiversité continue d’être perçue par une majorité d’élus comme une contrainte plutôt qu’un devoir et une plus-value, témoigne Yohan Tison, écologue et élu à la biodiversité et aux espaces verts à Villeneuve-d’Ascq. Dans la région, par exemple, un travail formidable a été fait autour des trames écologiques, mais l’ambition de protection a été tuée dans l’œuf par des élus jugeant la contrainte trop pesante.» «L’acculturation des acteurs de l’aménagement du territoire est un sujet difficile, euphémise Olivier Thibault. Elus, services techniques et entreprises peinent à comprendre qu’il est temps de remplacer les ingénieurs bétonneurs par des jardiniers qualifiés.»
S’attaquer aux vieux réflexes est d’ailleurs la raison d’être du futur programme Erable financé et piloté par la Direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature. Comme le souligne Célia de Lavergne, directrice de l’eau et de la biodiversité, l’appel à projet vise à la constitution de binômes élu-chercheur qui travailleront deux ans pour identifier, ensemble, les leviers locaux et enclencher des actions concrètes en co-construction avec les acteurs de la vie locale. «Cet outil propose ainsi une démarche innovante fondée sur quatre critères clés : l’association étroite des élus locaux, l’utilisation du récit pour passer à l’action, la mobilisation de l’art comme levier d’appropriation et d’expression du territoire et enfin la complémentarité entre les dispositifs et les acteurs. Le programme Erable constitue ainsi un nouveau levier pour renforcer la prise en compte et l’action en faveur de la préservation de la biodiversité et s’inscrit directement dans le nouveau cadre d’action de la stratégie nationale biodiversité qui sera officiellement présenté par le gouvernement dans les prochains jours».
«Sensibiliser les élus et leurs équipes»
L’autre défi majeur est d’ordre structurel. «La biodiversité est une thématique transversale, c’est ce qui la rend si difficile à appréhender par les élus, souligne l’écologue Yoan Tison. Pour la protéger, il faut abandonner la gouvernance en silos et embarquer beaucoup de monde : l’ensemble des services, les autres élus, les citoyens, etc. Cela exige une solide démarche de conviction.» Les moyens humains et budgétaires peuvent alors manquer. «Quand on pèse 2 000 habitants, c’est plus compliqué que 50 000, souligne Olivier Thibault. Or, aujourd’hui, une intercommunalité sur deux n’a pas les compétences en interne ou les moyens de s’offrir les services d’un bureau d’études.»
Pour y remédier, une urgence fait l’unanimité : une montée en compétences de toutes et tous via la formation. «C’est un manque bien identifié, et à tous les niveaux, note Hélène Colas. Il faut sensibiliser les élus et leurs équipes, montrer par la preuve pourquoi c’est avantageux de préserver la biodiversité, y compris en amont des projets d’aménagement.» «Si chaque élu recevait ne serait-ce qu’un module sur la vie des sols, alors la donne pourrait changer», corrobore Jean-David Abel. C’est la mission, en particulier, du Centre national de la fonction publique territoriale.
Reste la question de la contrainte. «Elle ne réglerait pas tout mais pourrait, en l’absence de volonté politique ferme, accélérer les choses», répond Jean-David Abel, citant la Trame verte et bleue ou la Stratégie nationale pour la biodiversité, dont la troisième édition est publiée ce mois-ci : «C’est un texte cohérent, mais ses objectifs territorialisés ne sont pas contraignants.» France Nature Environnement notait d’ailleurs qu’en décembre 2022, seules 8 régions métropolitaines sur 13 avaient adopté une stratégie régionale pour la biodiversité. «Les deux premières versions se sont évanouies dans la nature faute de suivi. Pourquoi ne pas arrêter la troisième par décret pour forcer à des résultats ?»