Menu
Libération
Agir pour le vivant : chronique

Calmars : des pêches en eaux troubles

Agir pour le vivantdossier
David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier, tient une chronique écologique pour «Libération» : «l’Albatros hurleur». Aujourd’hui, les circuits opaques de la pêche des céphalopodes dans le monde.
Un groupe de calmars de récif à grandes nageoires dans la mer de Florès en Indonésie. Crédit: plainpicture / NaturePL / Pascal Kobeh (Pascal Kobeh/Nature PL. Plainpicture)
par David Grémillet
publié le 9 mars 2024 à 5h31

A la cantine, je préconise l’option végétarienne, mais aujourd’hui je craque pour des calmars frits. J’aime le croustillant du dehors, la texture souple du dedans quand elle entre en résonance avec la mayonnaise. Je mâche lentement et savoure ce quart d’heure, moi qui ne consomme quasiment plus de produits de la mer. Avec les calmars, je tente de me rassurer avec ce que je sais de leur écologie : ces espèces vivent souvent une seule année, et leurs stocks sont théoriquement plus faciles à gérer que celles des poissons, qui ne se reproduisent parfois qu’après des décennies dédiées à leur croissance. Dans mon esprit, il suffit d’estimer la taille d’une population de calmars au début de son cycle de vie annuel, puis de déterminer un quota de pêche permettant de l’exploiter sans la décimer. Mais est-il possible de savoir ce que je suis effectivement en train de manger, d’où vient cet animal, et s’il a été légalement collecté dans le cadre d’une pêcherie durable ?

Le biologiste Ian Gleadall et ses collègues de vingt organismes de recherche ont planché sur la question, et publié une excellente synthèse sur les pêcheries de calmars et de poulpes (1). J’ai étudié 40 pages de texte, et obtenu une réponse de normand : il n’est pas impossible, mais éminemment difficile d’identifier avec certitude ce que j’ai mangé ce midi, ni d’estimer l’empreinte environnementale de mon déjeuner si agréablement caoutchouteux. En effet, comme le notent les auteurs de l’étude «Les produits de la mer sont les denrées alimentaires les plus échangées au monde. […] Ce sont également les nourritures les plus sujettes aux pratiques illégales puisque, après le pétrole, les plus touchés par la fraude». Interrogé par courriel, Ian Gleadall me précise que «plus d’un tiers des produits de la mer sont mal étiquetés. Il peut s’agir d’une véritable erreur d’identification, d’une fraude visant à dissimuler des produits pêchés illégalement ou d’une volonté d’augmenter le prix d’un produit de qualité médiocre en lui donnant le nom d’une espèce plus recherchée».

D’après la FAO (2), 3,7 millions de tonnes de céphalopodes (qui regroupent notamment les calmars, les poulpes et les seiches) ont été pêchées en 2020, principalement par la Chine, l’Inde, le Maroc et le Pérou. Plus de 60 % de ces captures sont exportées, notamment vers l’Union européenne, et la pêche aux céphalopodes génère approximativement 10 milliards de dollars de revenus par an. Certaines de ces pêcheries sont vertueuses, comme celles efficacement gérées par le gouvernement des Malouines dans l’Atlantique Sud, qui parvient depuis des décennies à exploiter durablement le calmar de Patagonie (Doryteuthis gahi) dans ses eaux territoriales.

Mais une majorité des chaînes d’exploitation des calmars sont beaucoup moins reluisantes. La plus importante d’entre elles opère dans les eaux internationales du Pacifique au large de l’Amérique du Sud, là où les palangriers (principalement chinois) pêchent les encornets géants (Dosidicus gigas). Ces captures sont théoriquement contrôlées par l’organisation régionale de gestion des pêches du Pacifique Sud (ORGPPS) mais, comme le précisent Ian Gleadall et ses collègues «les membres de l’ORGPPS sont réticents à accepter des mesures de gestion susceptibles de limiter leurs opérations de pêche en haute mer, en particulier pour la pêcherie de Dosidicus gigas». Il est donc actuellement impossible d’estimer si ces prélèvements sont durables. L’activité est très profitable car les encornets géants peuvent mesurer plus d’un mètre et peser 65 kg, mais la chair des grosses bêtes est chargée en ammoniaque, avec une odeur et un goût particulièrement désagréable. De plus, les ventouses de cette espèce contiennent un anneau rigide équipé de redoutables dents triangulaires. Pas de problème, les commerçants ont une parade, décrite dans l’article mené par Ian Gleadall «Pour en faire un produit appétissant, certaines entreprises le soumettent à un traitement physique et chimique drastique qui consiste à retirer les anneaux de la ventouse et à corriger les goûts ammoniaqués avec du peroxyde d’hydrogène et un cocktail de phosphates».

Certains importateurs de calmars n’hésitent pas à fourguer ces encornets peu ragoûtants sous d’autres noms : «Les bras de ces calmars, une fois coupés et cuits, ont l’apparence de ceux des poulpes. Plusieurs entreprises européennes profitent de ce fait pour vendre des calmars géants transformés comme des produits «ressemblant à des poulpes», ce qui constitue un exemple évident de fraude économique». La législation européenne prévoit que les produits de la mer importés doivent spécifier l’espèce pêchée, sa provenance et le type d’engin de pêche utilisé. Cependant, si des calmars sont importés, par exemple d’Asie en Espagne, les grossistes de ce pays peuvent les revendre au sein de l’UE comme des produits issus des pêcheries espagnoles. De plus, si des encornets géants ou autres céphalopodes sont transformés, il n’est pas illégal de les revendre sous un autre nom. Finalement, les restaurants et collectivités (comme ma cantine d’entreprise) ne sont pas dans l’obligation de spécifier la nature exacte et la provenance des calmars servis.

Afin de lutter contre ce flou artistique, des moyens technologiques existent pourtant. «Il faut resserrer tous les maillons de la chaîne de vente des produits de la mer, de la capture à la consommation, explique Ian Gleadall, ceci est également important pour la sécurité alimentaire. Pour améliorer l’étiquetage, nous disposons de nouvelles techniques d’analyses génétiques, qui peuvent être réalisées en prélevant directement un échantillon de votre repas. De nouveaux circuits courts, favorisés par une batterie d’applications téléphoniques, permettent aussi aux consommateurs, des particuliers aux collectivités, de commander leurs produits de la mer directement à des pêcheurs travaillant avec des ressources durables officiellement approuvées».

(1) Gleadall, I. G., et al. (2 024). Towards global traceability for sustainable cephalopod seafood. Marine Biology, 171 (2), 44.
(2) La FAO est l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture.