Leur plat est un hommage à l’eau nourricière et à ce qu’elle fait pousser. C’est aussi «un coup de gueule contre les mégabassines» qui veulent privatiser cette richesse, explique Julie Cousin. Avec Samia Rahal, elle a représenté, mardi 4 juillet, la ville de Bordeaux lors du concours national de l’association Vers un réseau d’achat en commun (Vrac) à Lyon. Les deux femmes ont raflé non pas une mais deux récompenses : le premier prix du jury, qui évalue l’ensemble de la performance, et celui du public, qui se prononce sur le dressage de l’assiette. Celle-ci a justement été juchée sur une bassine en métal pour amener les mets en salle.
Leur steak de betteraves et pois chiches, pané d’une chapelure de graines et cuit à l’huile d’olive d’un aller-retour à la poêle, «a reproduit un morceau de terre», détaille Julie. Elles l’ont entouré de «végétation» (des crudités, «il n’y en a jamais assez») et d’une ribambelle de chips faites d’épluchures de carottes ou de tiges d’herbes. C’est la première fois que le duo cuisinait à quatre mains. Jusque-là, Samia, 54 ans, et Julie, 42 ans, ne faisaient «que» leurs courses ensemble. Habitantes du quartier populaire de La Marègue, à Cenon, dans la banlieue de Bordeaux, elles se sont rencontrées en 2017 au sein d’un groupement d’achat de Vrac.
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Aujourd’hui, l’association en dénombre 89 dans toute la France et en Belgique. Son objectif : fournir, lors d’épiceries ou de marchés éphémères, des produits de qualité, bios ou durables, à des prix abordables dans les zones défavorisées, principalement en ville mais aussi à la campagne. Le réseau fête cette année ses dix ans. Son développement doit beaucoup à l’implication des mères de famille de ces quartiers. D’où le nom donné à ce grand concours, «Les Chef. fes de la Cité», auquel ont participé neuf binômes venus du Finistère, des Hauts-de-France, de Nantes, Paris, Rennes ou encore Toulouse.
Fanes de radis, persil, épinards, ail des ours
Dans la cuisine collective rutilante de la Cité de la gastronomie de Lyon, les femmes ont passé des heures à concocter leurs recettes, à ajuster, assaisonner, parfois dès lundi matin. A quelques heures de la présentation au jury, la pression est montée d’un cran. Mais «le stress peut être bénéfique, ça veut dire qu’on veut faire bien», sourit le chef Alain Alexanian, qui coache les compétitrices en coulisse. Elles ne comptent qu’un homme, qui représente le groupement étudiant de Lyon : Ali Hassan Ahmat. Originaire de N’Djamena, le trentenaire suit un cursus d’histoire, géographie et aménagement. C’est «rare qu’un homme cuisine au Tchad», dit celui que cette activité «passionne».
Doué pour les gâteaux et le riz en sauce, Ali Hassan fait équipe avec Sam, une Anglaise de 23 ans venue de Brighton pour étudier l’histoire. Elle adore fabriquer du pesto. Fanes de radis, persil, épinards, ail des ours : «N’importe quel truc vert» fait l’affaire. Pour elle, Vrac permet aussi de rompre l’isolement. Leur muffin accompagné de dips colorés a été agrémenté de légumes récupérés à la fin du marché. Hormis la joie d’être ensemble, le plaisir de goûter, l’adrénaline du défi, c’est aussi le but de ce concours : mettre en majesté des recettes simples, locavores et antigaspillage. «La cuisine française est née de la paysannerie, rappelle Alain Alexanian. Il n’y a pas un plat qui ne vient d’une ferme, de la pauvreté de l’époque. Ce sont tous les plats de pauvres qui font la richesse et la grandeur d’un pays, de ses traditions culinaires.»
Ragoût sénégalais au piment oiseau et citron, avec du nokoss
Le coup de feu approche. Le jury est composé du chef étoilé Jérémy Galvan, qui propose dans son restaurant lyonnais une fabuleuse exploration des sens, de Sonia Ezgulian, cuisinière, autrice et consultante, de Nathalie Bedel, productrice de fromage de chèvres et fournisseuse de longue date de Vrac Lyon, et d’Awa Moreau, cuisinière et lauréate du concours Vrac de Villeurbanne en 2019. Il y a peu, elle a accepté de recevoir Libé chez elle pour raconter son compagnonnage avec l’association tout en élaborant un savoureux mafé végétarien. «J’ai envie d’être avec elles !» s’exclame celle qui connaît bien cette tension de dernière minute. Vient le défilé des mets, la présentation devant les juges, le public. La main qui tient le micro tremble un peu, la voix est mise en sourdine par le trac. Mais les applaudissements finissent par arracher des sourires de fierté.
Finalement, le deuxième prix du jury est allé à Hanane Azzouzi et Lazziza Soueilem pour leur tajine de l’«amitié» mitonné dans le plat de terre dont Hanane ne se sépare pas depuis des années. Et le troisième prix, au titre de l’audace, a été remis à la Parisienne Maïmouna Marega et ses trois petites filles, Nafy, Aminata et Bamby. L’équipe familiale, vêtue de boubous flamboyants, a présenté un domoda, un ragoût sénégalais au piment oiseau et citron, avec du nokoss, cette marinade de végétaux et d’épices. Les lauréates Julie et Samia regrettent d’avoir manqué de temps pour préparer leur crumble de pelures d’oignon. Qu’importe, la victoire est là. «Je le savais !» lance Samia, sourire immense. Julie n’en revient pas, émue, le feu aux joues. Plus tôt, devant une sauce tomate qu’elle imprégnait de thé fumé, elle a glissé ceci : «La cuisine, l’alimentation, c’est la base. Les défendre, c’est défendre notre essence.»