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Agir pour le vivant : chronique

Cerfs du Connecticut : accoucher et nourrir la terre

Agir pour le vivantdossier
David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier, tient une chronique écologique pour «Libération» : «l’Albatros hurleur». Aujourd’hui, comment les cervidés participent au grand cycle biogéochimique qui alimente l’écosystème forestier.
Les nutriments que les biches déversent, et les placentas en décomposition, alimentent les sols de zones bien spécifiques. (Arnaud Martins da Torre/Naturimages)
par David Grémillet
publié le 1er octobre 2023 à 0h35

Dans les forêts du nord-est des Etats-Unis, les densités de cerfs de Virginie sont six fois plus élevées qu’avant l’arrivée des Occidentaux et l’élimination des grands prédateurs. Les beaux ongulés transforment les paysages en consommant des végétaux, mais aussi en restituant des sels minéraux par leur urine, leurs crottes et leurs cadavres. Notamment, la concentration du sol en azote est multipliée par dix sous les cerfs en décomposition, avec un important pouvoir fertilisant sur la végétation alentour. Cerfs, biches et faons ne sont donc pas seulement des consommateurs de ressources naturelles, ils participent à un grand cycle biogéochimique qui alimente l’écosystème forestier.

Plan soigneusement élaboré

Mais les écologues ont négligé une composante importante de cette équation naturelle : les biches, quand elles accouchent au printemps, déversent trois à quatre litres de liquide amniotique, riche en sels minéraux. Après la naissance du faon, elles abandonnent aussi trois à cinq kilos de placenta au sol. Les femelles choisissent les bosquets denses pour accoucher et mettent toutes bas en quelques semaines. Les nutriments qu’elles déversent, et les placentas en décomposition, alimentent les sols de zones bien spécifiques, juste au moment de la croissance printanière des végétaux.

Afin de mesurer l’ampleur de cette fertilisation, Kristy Ferraro et ses collègues ont simulé des accouchements dans une forêt proche de l’Université de Yale (1). Pour ne pas importuner les biches, l’équipe a synthétisé des hectolitres de liquide amniotique, dont la composition est proche de celle de l’urine, et récupéré des placentas de moutons, aussi lourds que ceux des cervidés. Puis les écologues, chargés de ces étranges fardeaux, sont partis les déverser en forêt selon un plan soigneusement élaboré. Afin de protéger les placentas des prédateurs et de permettre leur décomposition, l’équipe les a recouverts de grilles métalliques. Les pièges photos attachés aux arbres proches ont démontré l’efficacité de ces dispositifs ; seuls quelques opossums et vautours sont parvenus à grignoter des fragments de placentas.

Croissance des bosquets

L’étude indique une forte augmentation de la concentration en azote du sol dans les zones d’accouchements simulés. Celle-ci est principalement issue du liquide amniotique, beaucoup moins des placentas en décomposition. Comme le notent les scientifiques, les accouchements des cerfs de Virginie fertilisent la forêt vingt fois moins que leurs crottes, mais ils favorisent la croissance des bosquets dans lesquels les biches vont se cacher pour mettre bas, les incitant à revenir vers ces refuges de plus en plus denses. En fertilisant certaines zones, le liquide amniotique complexifie le milieu forestier, augmentant sa biodiversité.

Cependant, l’utilisation de l’azote des mises bas par la végétation dépend fortement du type de plantes et des champignons qui vivent en symbioses avec elles (2). Chez les bouleaux acajou, dont les racines sont entourées d’une gaine de champignons blanchâtres, la symbiose permet de fixer efficacement l’azote libéré soudainement dans le sol. Cet apport favorise la croissance des feuilles et des branches des bouleaux. Chez le laurier d’Amérique, en revanche, les champignons symbiotiques qui colonisent l’intérieur des racines bloquent l’utilisation de l’azote. Chez cette espèce, les mises bas des biches n’ont pas d’incidence sur la croissance végétale.

Pour Aurélie Coulon, écologue au Muséum national d’Histoire naturelle, «cette étude originale souligne l’équilibre complexe du fonctionnement des écosystèmes : ici, le choix du site d’accouchement par les biches favorise la croissance de certaines espèces d’arbres des bosquets, changeant l’aspect du paysage».

(1) Ferraro, K. M., Welker, L., Ward, E. B., Schmitz, O. J., & Bradford, M. A. (2023). Plant mycorrhizal associations mediate the zoogeochemical effects of calving subsidies by a forest ungulate. Journal of Animal Ecology.
(2) Ces champignons symbiotiques associés aux racines se nomment mycorhizes.