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Libération
Le Printemps des Humanités

Chardonneret : le chant d’un monde menacé

Quand chérir un oiseau fait naître un patrimoine culturel commun où se nichent fragments d’identité, mémoire et histoire. Encore faut-il protéger le passereau, au risque de tout perdre.
Chardonneret élégant sur un sorbier. (Léo Gayola/Naturimages)
publié le 21 mars 2024 à 2h03
(mis à jour le 21 mars 2024 à 11h38)
Scandales sanitaires, crises climatiques, politiques de santé…, le Campus Condorcet organise le 21, 22 et 23 mars 2024 trois jours de débats et de rencontres sur le thème du «prendre soin». En attendant l’événement, dont «Libération» est partenaire, nous publierons sur ce site interviews, reportages et enquêtes sur les thématiques du forum. A suivre le 23 mars la conférence «le chant du chardonneret : quand la passion conduit à la menace d’extinction».

Que peut receler d’humanité le chant mélodieux d’un passereau ? Et qu’ont à perdre les humains si le chant de l’oiseau s’éteint ? Cette double interrogation, au-delà de son haut potentiel poétique, est aussi dangereusement contemporaine. Elle est ainsi posée, dans une urgence qui s’accroît, à tout un peuple d’amateurs d’un délicat oiseau chanteur : le Carduelis carduelis, ou chardonneret élégant. Au carrefour de l’anthropologie et de l’écologie, son destin singulier fait l’objet d’une rencontre lors du Printemps des Humanités, autour d’une autrice, d’un éleveur et d’un éthologue.

L’amour dévorant pour ce petit oiseau, sa capture et sa mise en cage, sont de l’histoire ancienne. «Aristote le mentionne dès l’an 343 avant notre ère. Les Romains l’adoreront, jouissant de son chant dans leurs demeures. Les rois de France aussi, détaille l’éleveur Kamel Latrèche, président de l’association Eleveurs d’indigènes et exotiques. Au XXe siècle, la passion se démocratise en France, transmise de la bourgeoisie à la classe ouvrière.» Il estime à un millier le nombre d’éleveurs demeurant dans l’Hexagone.

Tendresse paradoxale

C’est, aujourd’hui encore, un amour sans frontières, dont le cœur bat dans le bassin méditerranéen. «Le chardonneret ensorcelle les hommes partout où il se trouve ; il règne autour de lui une forme d’universalité», témoigne Seham Boutata, autrice d’un livre et de deux podcasts sur l’oiseau et ses disciples, qu’elle est allée rencontrer dans son pays d’origine, l’Algérie. Là-bas, celui qu’on nomme «maknine» est tout à la fois un symbole poétique et politique, un confident, un ami intime. «En sa présence, les Algériens peuvent faire preuve d’une béatitude quasi mystique», souligne Seham Boutata.

Pourquoi lui et pas un autre ? «Le chardonneret est le ténor des petits passereaux. Il dégage une grande douceur quand il chante», confie Kamel Latrèche. Il est aussi d’une poignante beauté. Bec rose pâle, aile traversée d’un bandeau jaune vif, et bien sûr cette tête d’un rouge écarlate : «L’oiseau, dit la légende, a voulu ôter une épine de chardon de la couronne du Christ ; il en a gardé cette tache rouge sang.»

De cette tendresse paradoxale, qui enferme pour aimer, est né un danger. Celui de voir l’oiseau s’éteindre à l’état sauvage. «Le chardonneret est victime du pouvoir qu’il a sur les hommes, s’alarme l’éleveur. En Algérie et en Tunisie, où le braconnage est intensif, il a presque disparu». En France aussi, où vivraient 3 millions d’individus à l’état sauvage, la population régresse. Plus que le braconnage, c’est ici le sort réservé à son habitat qui le menace, pesticides agricoles et disparition des haies en tête.

Soigner un héritage

Sauver l’oiseau pour soigner un héritage, où se joignent patrimoines culturel et naturel, tel est ici l’enjeu incarné par la survie du passereau. Dans cette relation asymétrique, l’oiseau a beaucoup donné, allégeant de son chant les âmes et les cœurs. «En Algérie, témoigne Seham Boutata, la simple évocation de l’oiseau délie les langues, illumine les yeux et donne à entendre une tendresse incroyable. Lorsqu’on tire le fil de ce compagnonnage, on découvre une multitude d’histoires. C’est pourquoi les Algériens sont très tristes de sa disparition.»

Le chardonneret, lui aussi, a changé. «En l’apprivoisant, les humains ont transformé l’oiseau, influencé sa culture vocale», souligne l’éthologue Sébastien Derégnaucourt, de l’Université Paris-Nanterre. A l’aide d’enregistrements ou de maîtres chanteurs, les passionnés enseignent à l’oiseau, durant la phase «d’écolage», la langue qu’ils estiment la plus belle : l’accent marin ou montagnard ; de France ou d’Algérie ; de la vallée de Collo ou de la forêt de Baïnem.

Pour continuer à chanter à l’état sauvage, l’oiseau devra compter sur ses adorateurs, leur savoir collectif et leur prise de conscience : «Les passionnés en savent plus sur le chardonneret et sur son chant que les scientifiques, car l’oiseau n’est pas étudié en laboratoire», note l’éthologue Sébastien Derégnaucourt. «L’espoir, estime Kamel Latrèche, passe par l’élevage pour entraver le braconnage.» Y parvenir aurait valeur de symbole : «Le chardonneret, conclut Seham Boutata, c’est la métaphore d’un monde qu’on soignerait pour qu’il ne disparaisse pas.»