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Libération
Agir pour le vivant : chronique

Chaud le crocodile !, par David Grémillet

Agir pour le vivantdossier
Le directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier tient une chronique écologique pour «Libération» : «l’Albatros hurleur». Aujourd’hui, les habitudes des crocodiles marins d’Australie pour contrôler leur température.
Les crocodiles marins adoptent des routines quotidiennes qui leur permettent, quand ils en éprouvent le besoin, de se refroidir en été et de se réchauffer en hiver. (Jeff Mauritzen/Plainpicture)
par David Grémillet
publié le 23 novembre 2024 à 5h45

«J’avais négligé ma propre vulnérabilité en tant qu’animal comestible.» Le bon mot de la philosophe australienne Val Plumwood (1) me vient à l’esprit, alors que les flots turquoise de la Mer d’Andaman me lèchent les orteils. Cette plage de sable, idyllique, invite à la baignade ; un récif corallien saturé de couleurs nous tend les bras à quelques centaines de mètres. Nos amis indiens nous retiennent, pourtant «vous ne pourrez pas nager le long du bord, les villageois sont régulièrement attaqués et un grand mâle a noyé un touriste allemand». Nous sommes sur le territoire des crocodiles marins, qui s’étend sur une bonne partie de l’indo-pacifique, entre le nord de l’Australie et la côte orientale de l’Inde. Ces géants peuvent mesurer six mètres et peser une tonne, les humains sont au menu.

Val Plumwood en a fait l’expérience, un jour de 1985, quand elle a échappé par miracle à une attaque de crocodile au cours d’un voyage en canoé dans une zone très reculée du nord de l’Australie. Cette presque mort lui a inspiré des pensées essentielles sur notre place dans la chaîne alimentaire. J’admire son travail mais à cet instant précis, je désire juste me rafraîchir un peu sans que cette trempette se transforme en expérience initiatique. Pour nager sans trop prendre de risques, je tente d’imaginer les habitudes des grands sauriens : sont-ils tapis au fond de l’eau, sous le soleil et sous la lune, ou bien à l’ombre des mangroves qui bordent la baie ?

Une étude récente effectuée dans le nord du Queensland en Australie, ouvre une porte sur l’univers de ces prédateurs énigmatiques (2). Les scientifiques, nullement impressionnés par la férocité de l’espèce, ont équipé une centaine de crocodiles de balises acoustiques nichées sous leur épiderme. Les signaux de ces appareils, captés par un réseau de récepteurs placés sur les berges de fleuves côtiers, permettaient de les localiser. Les balises transmettaient également des informations sur la température sous-cutanée des animaux, souvent pendant plusieurs années. Les crocodiles sont des animaux à sang froid et on pourrait penser que leur température corporelle reflète toujours celle de leur milieu de vie. Et pourtant, les enregistrements effectués à distance démontrent que les crocodiles marins adoptent des routines quotidiennes qui leur permettent, quand ils en éprouvent le besoin, de se refroidir en été et de se réchauffer en hiver.

Aux Îles Andaman et Nicobar nous les observons en effet, la gueule grande ouverte, prendre des bains de soleil avec l’immobilité trompeuse de statues de sel. A la lecture de mes collègues australiens, j’apprends d’ailleurs que les individus les plus grands défendent férocement leurs solariums préférés, au détriment de leurs congénères de plus petite taille. Et quand leur température corporelle dépasse les 30 °C, c’est à l’ombre des palétuviers, ou en fin de nuit, que les crocodiles sortent de l’eau pour chercher la fraîcheur. Les recherches montrent également que les crocodiles ont tous leurs petites habitudes en fonction de la température ambiante ; ceci indique des «personnalités thermiques» qui les rapprochent soudain de nous : la crocodile Cynthia adore rôtir au soleil de l’hiver, alors que son cousin Albert préconise les bains de lune en cachette.

Kaitlin Barham (Université du Queensland), qui a dirigé l’étude dans le cadre de son doctorat, espère que leur capacité à rester au frais par temps chaud protègera les crocodiles contre le réchauffement des tropiques : «Ce sont des animaux incroyables et résistants ; il est bon de savoir qu’ils disposent des outils nécessaires pour faire face à des températures extrêmes».

(1) Plumwood, V. (2021). Dans l’œil du crocodile - L’humanité comme proie. Editions Wildproject

(2) Barham, K. E., et al. (2024). Cooling down is as important as warming up for a large-bodied tropical reptile. Proceedings B, 291 (2034), 20241804.

David Grémillet vient de publier chez Actes Sud Dans les bras du poulpe, recueil de ses chroniques parues dans Libération depuis trois ans.