Depuis quelques années, le professeur émérite de l’université Paris-Diderot se présente comme étant à la tête d’une petite entreprise : les atlas historiques qu’il conçoit, avec l’aide d’une équipe, pour les éditions des Arènes depuis 2019 se sont vendus, tous titres confondus, à plus de 200 000 exemplaires. Alors que vient de sortir un nouveau volume, l’Atlas historique du ciel, Christian Grataloup a déjà commencé à travailler sur un Atlas historique du climat.
«C’est un scoop, que je vous donne», précise le pape de la cartographie historique (qui sera présent au Festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges, où il est invité comme grand témoin), dans son appartement très bien rangé du XVe arrondissement de Paris. Le premier de la série, l’Atlas historique mondial, est devenu un classique. Il est préfacé par Patrick Boucheron, qui y souligne que les historiens, «s’ils dessinent une carte, y voient tout ce qu’ils ne savent pas. Certains insistent et s’obstinent, la plupart renoncent. Mais tous sont confrontés à cette rigueur propre à la narration cartographique : le trait doit trancher ce que le texte laisse dans le vague. Dessiner, c’est décider». Et d’ajouter : «La cartographie est une école de la précision historique.»
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Christian Grataloup a toujours aimé à la fois l’histoire et la géographie, et toujours apprécié dessiner des cartes. Il voit dans ce goût une empreinte de son enfance. Son père était boucher. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a été enfermé à Rawa-Ruska, un camp de représailles pour prisonniers récalcitrants, situé dans l’ouest de l’actuelle Ukraine. Abîmé physiquement, il a dû changer de métier après la guerre : «Il est devenu commissionnaires en bestiaux. J’allais avec lui acheter des bœufs. Grâce à lui, je m’intéresse depuis longtemps à la découpe de la viande. Et la cartographie… c’est un peu de la découpe», ajoute-t-il avec humour. Quant à la mère du géographe, elle travaillait avec sa propre mère qui avait une petite entreprise de roulottage de la soie à Lyon : «La carte, c’est du tissage.»
Grâce à la loi de 1948, qui bloquait certains loyers, et par l’intermédiaire du syndicat de la soierie, la mère de Christian Grataloup avait pu obtenir un logement dans un quartier bourgeois de Lyon, les Brotteaux, où se trouve l’excellent lycée du Parc : «Comme j’étais bon élève, j’ai pu y entrer.» C’est en classes préparatoires que Christian Grataloup a un coup de foudre pour la géographie. Il intègre l’ENS Cachan, fait une licence de géographie, une licence d’histoire, et s’intéresse à l’anthropologie : «Le structuralisme, dominant à l’époque, est ma matrice intellectuelle. J’allais évidemment écouter Claude Lévi-Strauss au Collège de France, mais il était très pointu. J’allais surtout assister aux conférences de Maurice Godelier à l’ENS.» Les années 70 sont aussi celles d’une émancipation par rapport à la géographie physique qui régnait en maîtresse : «Ceux qui s’intéressaient aux villes et aux réseaux urbains étaient les novateurs. C’était une sorte de querelle des Anciens et des Modernes.»
Grataloup, qui dès cette époque fuit l’enfermement, se réjouit de cette ouverture. Agrégé de géographie, il enseigne dans le secondaire et se greffe, dans les années 80, aux historiens qui reprennent et réveillent le mot «géohistoire», créé par Fernand Braudel : «En 1942, Braudel écrit à Lucien Febvre une lettre dans laquelle il utilise ce terme, qu’il a inventé mais qu’il n’aimait pas, si bien qu’il est tombé peu à peu en désuétude. Il désigne une géographie qui permet de comprendre les processus historiques, de combiner des logiques de l’espace et des logiques temporelles, de voir comment la position des phénomènes sur la surface de la terre aura des conséquences sur la dynamique historique. J’y ai vu la possibilité de me distinguer à la fois de la géographie et de l’histoire.» Tout en étant professeur dans une classe préparatoire aux écoles de commerce, Christian Grataloup rédige une thèse sur des techniques de modélisation graphique qu’il applique à la cartographie historique : «J’avais déjà mes préoccupations actuelles.»
Une autre querelle divise le milieu des géographes, opposant «ceux qui étaient très modélisateurs, structuralistes, quantitativistes – plutôt ma famille – et les géographes qui avaient un côté humaniste», représentés par Yves Lacoste, le fondateur de la revue Hérodote. Sur le plan institutionnel, c’est le camp des modélisateurs qui a gagné. «Je ne sais pas s’il y a de nouvelles querelles, aujourd’hui. On s’ennuie peut-être un peu.» Devenu docteur relativement tard, à 42 ans, il passe vite son HDR (habilitation à diriger des recherches) et est nommé professeur à l’université Paris-Diderot : «Les contestataires des années 70 étaient en place !»
Etre géomorphologue permet à Grataloup de se pencher sur toutes les périodes historiques : «S’il y a un mot auquel je tiens, c’est celui de généraliste.» Il y a un an, il a publié Géohistoire (les Arènes), dont chaque chapitre se termine par un récit contre-factuel, une uchronie. Amateur de fictions, Christian Grataloup aime «les romans qui construisent des univers» et les livres de Georges Perec, l’auteur d’Espèces d’espaces, l’écrivain qui a modélisé un immeuble dans la Vie mode d’emploi et retranché une lettre à l’alphabet dans la Disparition.