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Libération
Reportage

Cinq ans après l’explosion du port : Beyrouth, une ville de brique et de broc

La Biennale d’architecture de Venisedossier
Malgré les nombreux bâtiments détruits et les besoin de reconstruction, l’Etat en faillite est toujours aux abonnés absents. Et l’Observatoire urbain de la ville peine à lancer des projets de rénovation.
Dans un quartier de Beyrouth après l’explosion, en 2020. (Wissam Chaaya/Beirut Urban Lab)
par Arthur Sarradin, correspondant à Beyrouth
publié le 9 mai 2025 à 9h12
(mis à jour le 9 mai 2025 à 14h44)

Quelles solutions propose l’architecture pour s’adapter à l’imprévisibilité du monde, repenser l’existant et imaginer de nouvelles façons d’habiter l’espace ? Un dossier réalisé en partenariat avec l’Institut français à l’occasion de la Biennale d’architecture de Venise 2025. Tous les articles sont à retrouver ici.

«Quand les ONG sont arrivées, on a bien mangé pendant quelques semaines… Nous n’avions plus de fenêtres mais j’aurais pu ouvrir une épicerie avec toute l’aide alimentaire qu’on recevait.» A Mar Mikhael, le vieux Abdo contemple son salon vide en se souvenant de cette année 2020. Il peine encore à croire qu’il ait pu, seul à cette époque, balayer tous ces morceaux de verre éparpillés aux quatre coins de la pièce. «Puis, quelque temps après l’explosion, nous n’avons eu de l’aide qu’une fois par semaine, puis une fois par mois… et puis plus du tout», se souvient le vieil homme. Le châssis de ses fenêtres est alors resté vide, Abdo n’avait pas les moyens de réparer les dégâts. «J’ai vécu ici trente-sept ans de ma vie mais maintenant je vais vendre. Le quartier a trop changé, tout est devenu trop cher, bourré de cafés pour les travailleurs étrangers des ONG… Tout est trop différent. Mes amis sont morts ou partis. On ne choisit pas de refaire sa vie à mon âge, mais au Liban on peut y être contraints.»

Cinq ans après l’explosion du port de Beyrouth ayant tué 214 personnes et blessé plus de 6 500 autres, un tiers des bâtiments comme celui d’Abdo n’ont pas été réparés. Le déploiement anarchique de près de 300 ONG n’a pas suffi à palier les manquements d’une classe politique dont l’incurie a non seulement précipité le drame du 4 août 2020, mais aussi compromis toute la reconstruction.

Depuis l’explosion du port, l’Observatoire urbain de Beyrouth (le Beirut Urban Lab, BUL) n’a pourtant pas chômé. Le centre de recherche libanais en urbanisme se lance après la catastrophe dans un projet ambitieux : comprendre comment va être conduite la reconstruction de la ville. «Nous avons fondé un Observatoire urbain de Beyrouth, et nous avons compris par exemple que cette reconstruction abandonnée aux ONG avait été très inégalitaire, explique Maria Rajha chercheuse au BUL. Vingt ONG pouvaient travailler sur un même immeuble tandis que d’autres étaient délaissés. Aussi, beaucoup a été fait pour réparer les espaces privés sans s’intéresser à l’espace public.»

Le projet est stoppé net

Convaincu que les plaies de la capitale seront pansées par le bien commun, le BUL lance un grand projet : étendre des espaces publics inexistants dans un Beyrouth ultra-privatisé, et engager une «coulée verte» dans les quartiers sinistrés pour végétaliser une capitale qui avec ses 0,8 m² d’espaces verts par habitant demeure une des plus bétonnée du monde. Avec l’accord de la municipalité , l’organisation choisit un carrefour au nord du quartier de Mar Mikhael qui servira de laboratoire. «Les habitants étaient derrière nous, nous avons installé des réverbères solaires, agrandis les trottoirs, mis en place des systèmes d’évacuation d’eau», confie la chercheuse Maria Rajha. Mais avant de pouvoir poser le premier banc public et planter le premier arbre, le projet est stoppé net : un député local ordonne l’arrêt des travaux, outré qu’une organisation empiète sur son espace de clientélisme.

Une histoire libanaise ordinaire. Depuis la fin de la guerre civile, les anciens miliciens sont devenus politiciens. Tous se partagent le territoire en bastion, devenus réservoirs de voix pour les élections ou territoire-marchandise à exploiter. «Certains n’ont pas intérêt à voir progresser le bien commun dans leurs zones d’influence», résume la chercheuse. Un air de déjà-vu, dans un pays où toutes les reconstructions semblent se faire aux dépens de quelqu’un. A la fin de la guerre civile, le centre-ville autrefois populaire est rebâti par l’entreprise Solidere, au bénéfice du Premier ministre de l’époque Rafic Hariri.

«Phénomène de gentrification»

Censé attirer les grandes fortunes du Golfe, le lieu est aujourd’hui une coquille vide sans habitant. «Et si on compare avec la destruction de la banlieue sud par Israël en 2006, on voit que tout a été plutôt reconstruit par des partis politiques, avance la chercheuse. La reconstruction du Nord Beyrouth par les ONG elle, a accéléré le phénomène de gentrification. En fai tout est soumis aux intérêts des grandes corporations néolibérales, des ONG ou des partis confessionnels. Le point commun c’est que l’Etat est toujours absent.»

Alors qu’un autre long processus de reconstruction attend Beyrouth et le sud du Liban après les pilonnages de nombreux quartiers densément peuplés par l’armée israélienne depuis le 8 octobre 2023, et qui continuent de se poursuivre en dépit du cessez-le-feu, les conditions de la reconstruction interrogent. Pour les Libanais, frappés par les guerres et les crises à répétition, la reconquête du bien commun s’ajoute à la liste des luttes.