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Climat : comment mobiliser tous les possibles

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La crise climatique nous demande, plus que jamais, de prendre position et d’agir. L’urgence ? Amplifier les formes et l’intensité de l’engagement, accélérer les convergences, tout en déjouant les pièges de l’attentisme ou du découragement.
(Léa Djeziri/Libération)
publié le 28 septembre 2023 à 17h52
(mis à jour le 29 septembre 2023 à 19h57)

Comment (se) mobilise-t-on en temps de crise ? Quel sens donner à l’engagement, individuel et surtout collectif, en ce moment charnière ? Alors que continuent de pleuvoir les terribles constats – «L’effondrement climatique a commencé», résumait, début septembre, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres –, le défi qui se pose aux citoyens et citoyennes est complexe. A fortiori lorsque les plus puissants – gouvernements en tête – ne jouent pas le jeu, désertent leurs responsabilités.

Il est une première nécessité, sorte de passage obligé qui conditionne tout le reste : combattre, par tous les moyens, le découragement. La tâche n’est pas aisée. L’actualité croule, il est vrai, sous les occasions de désespérer. Il y a ce capitalisme de la perdition, qui sacrifie méthodiquement l’avenir de tous pour le train de vie de quelques-uns. Ces responsables politiques qui, à longueur d’année, claironnent la transition sans la faire. Et puis, bien sûr, les manifestations concrètes du désastre – records de température, sécheresses, incendies, inondations, etc. –, devenues si nombreuses qu’on ne sait plus toutes les citer. Bref, une accumulation de déceptions, qui font le lit d’une interrogation ô combien piégeuse : la partie serait-elle déjà perdue ? «Au contraire, c’est maintenant que tout commence !», riposte vigoureusement la philosophe des sciences Isabelle Stengers. Pour l’autrice de Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle (Les Empêcheurs de penser en rond, la Découverte, 2020) la question ne mérite tout simplement pas d’être posée : «Nous n’avons pas le droit de nous résigner, ce serait condamner nos enfants, et s’exposer à leur mépris. Pas le droit, non plus, d’y croire modérément. Il faut résister au poison du “ça ne sert à rien”, dire au découragement, “tu ne m’auras pas !”».

«L’urgence est au décloisonnement

Cette résistance implique, eu égard à la gravité de la crise, un changement de posture, croit Dominique Bourg, philosophe, spécialiste de la pensée écologique et coauteur du manifeste Retour sur Terre. 35 Propositions (PUF, 2020) : «On ne peut plus, désormais, conditionner l’action à l’attente d’un résultat ferme et rapide. Il faut se répéter que l’issue incertaine ne délégitime pas la nécessité d’agir, et en revenir aux valeurs cardinales que sont le savoir, la primauté du vivant, et la démocratie.» Il faut parfois ruser, quitte à tromper sa raison… «Il s’agit d’accepter une forme de dissonance cognitive, concède Stéphane La Branche, sociologue et coordinateur scientifique du Groupe international d’experts sur les changements de comportement (Gieco-IPBC), comme sur le paradoxe de l’action individuelle versus l’action collective : mon geste [ne pas prendre l’avion, être végétarien, etc.] n’est qu’une goutte d’eau, mais je le fais quand même, car la somme des gestes individuels a des effets collectifs et synergétiques.»

Dépasser l’individuel, justement, est l’étape suivante. «L’urgence est au décloisonnement, plaide ainsi Léa Falco, militante membre du collectif Pour un réveil écologique, et autrice de Faire écologie ensemble (Rue de l’échiquier, 2023). Il est essentiel d’extraire cet engagement de la sphère individuelle, pour le redéployer là où se côtoient des intérêts différents : travail, école, débat public, etc.» Car c’est bien là, dans ces «interfaces», que «naissent les convergences». Celles-ci peuvent sembler rares, et l’inertie collective difficile à fissurer… Qu’importe, il faut persévérer : «Prise seule, une fissure ne suffit pas. C’est pourquoi il faut montrer de ces fissures qu’elles peuvent se rencontrer, souligne Isabelle Stengers. Est-ce que la dynamique de propagation sera trop lente ? C’est une hypothèse. Mais il faut prendre parti pour ou contre ce possible.» Pour mieux se décider, le mieux reste encore de s’inspirer d’une grande partie de la jeunesse qui, courageuse, en première ligne, a fait le choix de ce possible.

Pour se propager, l’engagement a, aussi, besoin de pluralisme. «La stratégie de la pensée majoritaire est mortifère. Au contraire, plus les interfaces seront diverses, plus résonnera l’ensemble des points de vue sur la transition écologique», rappelle Léa Falco. Des interfaces qui peuvent prendre des formes multiples : «Juridique [l’Affaire du siècle] ; corporatiste [la Convention des entreprises pour le climat] ; territoriale [l’association Banlieue climat] ; ou même générationnelle [Grands-parents pour le climat, ou Pour un réveil écologique, porté par des étudiants et jeunes actifs].» Entre ces dispositifs d’engagements, les désaccords doivent être permis… L’un des plus fondamentaux ? Faire confiance à la puissance publique ou apprendre, au contraire, à la défier.

S’engager : un privilège

«Avec Dernière Rénovation [un collectif de résistance civile né en 2022, ndlr], je ne suis pas sûre qu’il soit nécessaire de se mettre d’accord, souligne ainsi la militante. On échange, on partage, on sait que l’on vise la même chose, mais chacun avec son répertoire.» Mais on peut aussi, par intérêt, se mettre d’accord… «J’évoque souvent, sur ce point, l’exemple de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, confie Isabelle Stengers. Là-bas, des activistes urbains et des paysans, deux groupes pourtant pleins de contradictions, ont su s’entendre sur des sujets durs et complexes, inaugurant une convergence nouvelle et importante.» Se rappeler, aussi, que le pouvoir de s’engager, dans l’écologie sans doute encore plus qu’ailleurs, est un privilège, une histoire de moyens économiques et d’avantages culturels et sociaux dont tout le monde ne jouit pas ; un privilège qui oblige.

De cet engagement à forme variée naît une autre pluralité, utile elle aussi : celle des récits. «Tout le monde ne reçoit pas les messages de la même manière, souligne Stéphane La Branche. On peut être indifférent au message écologique, penser que c’est fondamental ou encore penser que c’est une escroquerie. Ne pas tenir compte de cette diversité, c’est échouer dans les efforts de communication et d’incitation au changement. Il faut donc une diversité de messages et de messagers.» «Des récits dont on peut apprendre qu’on n’est pas seuls, complète Isabelle Stengers, d’autres qui créent l’appétit pour ce possible difficile, d’autres encore qui rappellent que le terrain est peuplé de solutions, partielles ou à trouver.»

«La désobéissance civile a un sens moral»

Qui dit recherche de convergence ne dit pas consensus à tout prix. C’est même, estime la philosophe, l’un des derniers grands acquis du combat écologiste : «Longtemps, l’écologie a été jugée tellement importante qu’il fallait, à propos d’elle, être toutes et tous d’accord. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Elle se dépouille du moralisme et de cette idée que nos intérêts sont communs et qu’ils finiront donc par converger naturellement.» De quoi laisser s’épanouir, ces dernières années, une nouvelle radicalité, incarnée par Extinction Rebellion, créée en 2018 au Royaume-Uni, et par les Soulèvements de la Terre et Dernière Rénovation, fondés en France en 2021 et 2022. Le futur engagé serait-il, dès lors, désobéissant ? La force citoyenne comme utile recours ? «Leurs modes d’action sont intéressants, bien sûr, mais c’est surtout leur mode de pensée qui est important, rappelle le sociologue Stéphane La Branche. Ces mouvements remettent en question les fondements du système : le capitalisme productiviste, l’hyperconsommation, l’hypercognitivisme, la modernité et son projet.» «La désobéissance civile déjoue l’ignorance et l’innocence. Avant les Soulèvements de la Terre et Sainte-Soline, qui savait ce qu’était une méga bassine ?», note Isabelle Stengers. «Le jeu démocratique ne fonctionne plus mais la crise climatique, elle, continue. Dans ces conditions, la désobéissance civile a un sens moral, et le recours à la force une légitimité», pense le philosophe Dominique Bourg. Reste la question de son efficacité : «L’effet politique demeure limité. Mais elle sera redoutable lorsqu’elle deviendra une pratique de foule.»